L’Europe sociale: ambitions et opinions edit
Le modèle social européen alimente une littérature conséquente. En un mot, l’Europe sociale se cherche toujours. Il s’agit de savoir si l’Union européenne consiste simplement en un projet d’accomplissement du marché intérieur, avec subordination des politiques sociales à cet objectif principal, ou bien s’il est possible de donner plus de consistance aux investissements sociaux, sans passer par l’unique voie de l’organisation du travail et du marché.
Hybridation, somme toute classique, entre les deux logiques bismarckienne et beveridgienne, l’Europe sociale passe les deux canaux de droits sociaux rattachés au travail (logique professionnelle) et de droits sociaux rattachés à la citoyenneté (logique universelle).
Tendances et projets
Principe de subsidiarité oblige, les politiques sociales, en particulier les systèmes de protection sociale, relèvent principalement des États. Élaborée au fil de la construction européenne et de l’intégration économique, l’Europe sociale vient compléter, soutenir, inciter. Elle repose sur les compétences limitées que les États membres attribuent, en l’espèce, à l’Union. En un mot, si les États providence existent, avec leurs différents modèles, dans l’UE, il n’existe pas d’Union providence. Reste que, depuis les origines, la dimension sociale se renforce.
Marché commun et ouverture des frontières se conçoivent pour bénéficier à tous. Les élargissements successifs voient l’accroissement des disparités et imposent de prendre en compte ces divergences. L’Europe sociale se jalonnent d’annonces et de dispositions, proclamant notamment l’importance des droits sociaux, dans chaque État membre mais aussi à l’échelle de l’Union : Charte européenne des droits sociaux fondamentaux des travailleurs (1989) ; Charte des droits fondamentaux de l’UE (2001) ; Socle européen des droits sociaux (2017). Il s’ensuit un modèle social européen, certes fait de l’addition de modèles nationaux, mais qui se distingue bien à l’international. Fin 2012, la chancelière Angela Merkel a donné un certain retentissement à ce que représente le social en Europe en indiquant que la moitié de la dépense sociale mondiale serait européenne (pour une population juste supérieure à 5% de la population mondiale). Le chiffre, qui a certainement dû évoluer à la baisse avec l’affirmation de la protection sociale dans les pays émergents, se discute. Il donne tout de même un ordre de grandeur renseignant sur la spécificité de l’Union des États membres.
Soulignons que la plus récente opération incarnant et encadrant même l’évolution de l’Europe sociale, a été présentée par la Commission européenne, le 4 mars 2021. Il s’agit du plan d'action pour la mise en œuvre des principes du socle européen des droits sociaux. Ce socle a été proclamé en 2017 lors du sommet social de Göteborg. Il s'agit d'un ensemble de vingt principes et droits essentiels articulés autour de trois chapitres : égalité des chances et accès au marché du travail ; conditions de travail équitables ; protection et inclusion sociales.
Trois objectifs communs ont été établis à cette occasion. À l’horizon 2030, l’UE se donne donc trois grandes ambitions chiffrées : au moins 78% de la population âgée de 20 à 64 ans en emploi ; au moins 60% des adultes participant à des activités de formation chaque année ; 15 millions de personnes à risque de pauvreté ou d’exclusion sociale en moins.
Les grands objectifs sociaux que se donne l’Union
Au sujet des instruments, les propositions relatives à l’Europe sociale évoquent souvent de la législation plus contraignante tandis que les réalisations passent beaucoup par de la recommandation entraînante.
Concrètement, à l’échelle de l’Union, l’Europe sociale s’incarne à travers quatre principaux outils : de la législation contraignante fixant des exigences minimales en matière de droits sociaux ; un dialogue social européen entre employeurs et employés ; une méthode ouverte de coordination (ou MOC) qui assure le suivi d’objectifs ainsi que le recueil et le partage de bonnes pratiques ; des fonds qui assurent le soutien financier qu’il s’agisse de subventions ou de prêts. Le Fonds social européen (FSE), ou le Fonds d’aide aux plus démunis (FEAD) comptent parmi les plus visibles politiquement.
Une cinquième dimension de l’Europe sociale réside dans la politique de cohésion. Cette politique régionale est très généralement détachée de l’Europe sociale. Pourtant elle vise précisément la limitation des disparités. Mobilisant le tiers du budget communautaire (pour la période 2014-2020), elle assure en réalité l’essentiel de la redistribution réalisée au niveau communautaire. Puis qu’elle cible les territoires plutôt que les individus, elle participe largement à la circulation des richesses mais n’est pas immédiatement visible en termes individuels.
Dans les opinions: un mélange d’attentes et de circonspection
Sur le plan des opinions, interrogés fin 2020 dans le cadre d’un Eurobaromètre sur l’avenir de l’Europe, les Européens mettent très nettement en avant les sujets « sociaux », ceux en tout cas ayant trait aux disparités dans l’Union. Les sujets les plus régaliens, comme la mise en place d’une armée commune ou l’introduction de l’euro dans tous les pays de l’UE, arrivent en bas du classement. En revanche, les sujets de niveau de vie, de solidarité entre les États-membres et de politique commune en santé, sont les trois plus cités. L’Europe sociale, dans un sens large, sans être plébiscitée, fait tout de même partie des contenus jugés les plus importants au sujet de l’Europe.
L’Europe sociale est bien un sujet de premier ordre lorsqu’il s’agit d’évoquer l’appartenance.
Parmi les éléments suivants, quels seraient les deux plus utiles pour le futur de l'Europe ?(en%)
Source : Eurobaromètre spécial, n° 500, « L’avenir de l’Europe », novembre 2020
Les Européens ont encore été interrogés fin 2020, dans le cadre d’un autre Eurobaromètre, sur les questions sociales. Quant aux sujets les plus importants pour l’avenir de l’Europe, parmi les sujets sociaux, les répondants mettent en avant la santé, la protection sociale et les retraites. Ils avancent en réalité un mélange de sujets à base professionnelle (salaires, emploi) et universelle (santé, égalité des sexes, revenu minimum, sans-abrisme). Le modèle social européen est bien, même dans les opinions, une hybridation de ce qui est bismarckien et de ce qui est beveridgien.
Relevons que l’assistance aux sans-abri arrive dans le troisième tiers de la liste des sujets prioritaires, se situant tout de même devant l’offre de garde pour les enfants, l’inclusion des personnes handicapées ou le dialogue social. Le sujet ne serait peut-être pas primordial. Il n’a strictement rien de marginal. Avec un score moyen de 11%, il se trouve à 23% en Irlande et 20% en France.
Parmi les sujets suivants quels sont les plus importants pour l’avenir de l’Europe ? (en %)
Source : Eurobaromètre spécial, n° 509, « Social Issues », mars 2021
Dans cette même enquête, il ressort que près de 90% des Européens considèrent que l’Europe sociale est importante pour eux personnellement. La rédaction de la question importe, car la notion même d’Europe sociale a un contenu technocratique que ne maîtrisent pas forcément tous les Européens. L’interrogation était ainsi rédigée : « Dans quelle mesure une Europe sociale est-elle importante ou non pour vous personnellement (c’est-à-dire une Europe qui se préoccupe de l’égalité des chances, de l’accès au marché du travail, des conditions de travail équitables, de la protection et de l’insertion sociale ? ».
Si cette Europe sociale est jugée si importante, son contenu fait moins consens. Interrogés sur les éléments les plus importants pour le développement économique et social de l’Union, les répondants mettent en avant les dimensions que l’on a dit bismarckiennes de l’Europe sociale, c’est-à-dire les dimensions ayant trait au marché du travail. Ils s’intéressent ensuite à des dimensions plus beveridigennes, c’est-à-dire détachées du marché du travail, avec les questions de niveau et d’accès à la santé. On notera que d’autres sujets, pourtant plus prioritaires sur l’agenda européen, comme le climat, arrivent ensuite.
Selon-vous, quels sont les éléments les plus importants pour le développement économique et social de l'UE ? (4 réponses maximum) en %
Source : Eurobaromètre spécial, n° 509, « Social Issues », mars 2021.
Les Français se distinguent assez peu, sauf, relativement, pour ce qui concerner l’accès à des soins de qualité, qu’ils privilégient davantage (49% contre 41% en moyenne dans l’Union), le niveau de vie des personnes dans l’Union, qu’ils mettent moins en priorité (32% contre 41%), ou le climat, qu’ils mettent un peu plus en avant (32% contre 27%).
Dans cette même enquête, les Européens sont interrogés sur huit domaines quant à savoir s’ils aspirent à y voir davantage d’Europe ou moins d’Europe. Dans ces huit domaines, ils estiment majoritairement qu’un nombre accru de décisions devraient être prises au niveau européen. Et le premier sujet porte sur le climat, non sur l’Europe sociale. Il n’y a pas contradiction avec les résultats précédents, qui portent sur le développement économique et social. Ici la question traite de politiques à européaniser ou non, la lutte contre le changement climatique apparaissant donc bien au premier rang. Mais elle est immédiatement suivie de la promotion du travail décent, dans l’Union et au-delà. Les Français, sur ces questions se distinguent par leurs réponses concernant la transition numérique. Ils sont minoritaires et bien moins nombreux (48% contre 60%) à penser qu’en la matière l’Europe doit faire plus. De même sur la sécurité sociale, ils ne sont que 48% contre 59% en moyenne européenne à vouloir davantage d’Europe. Seuls les Danois, les Tchèques et les Finlandais se montrent encore plus réservés sur ce point.
Un grand dossier de l’Europe sociale, pour les années qui viennent, étant le plan d’action plan d'action pour la mise en œuvre des principes du socle européen des droits sociaux (plan annoncé en mars 2021 avec trois objectifs chiffrés ambitieux), il est intéressant de savoir ce qu’en pensent les Européens. D’abord, peu d’entre eux sont au courant. 29% disent en avoir entendu parler, 8% seulement estimant qu’ils savent vraiment ce qu’est ce socle. Les Français sont les derniers, avec les Danois, avec 4% de répondants indiquant avoir entendu parler du socle et savoir de quoi il s’agit. À l’inverse les Polonais sont 18% dans cas, les Croates 16% ; les Chypriotes et les Grecs 14%.
Au-delà du socle lui-même et des politiques, la question a été posée de savoir si les droits sociaux (thème donc du socle) allaient à l’avenir jouer un rôle plus ou moins important dans la construction d’une Union plus forte. Une majorité d’Européens (51%) pensent que oui et un tiers (33%) estiment que ce sera globalement la même chose. Les autres pensent que les droits sociaux joueront un rôle moins important (13%) ou ne savent pas (3%). Les pays qui pensent que les droits sociaux joueront un rôle plus important sont Chypre (75%), le Portugal (66%), les Pays-Bas (65%), l’Irlande (64%), l’Allemagne (62%). Les plus les plus dubitatifs sont la république tchèque (36%), la Roumanie (36%), l’Autriche (38%). La France (48%) est plus réservée, mais reste proche de la moyenne européenne.
Interrogés plus directement sur l’Europe sociale en 2030, plus de six Européens sur dix pensent que l’Europe, à cet horizon, sera plus sociale. Dans tous les pays, sauf en France, cette opinion prospective est majoritaire. En Irlande, en Lituanie, en Pologne, plus des trois quarts des répondants ont cet avis. Ce n’est le cas que de 43% des Français, qui sont tout juste majoritaires, si l’on exclut les sans-opinion, à penser que l’Europe ne sera pas plus sociale d’ici une dizaine d’années.
À l’horizon 2030, pensez-vous qu’il y aura une Europe plus sociale (c’est-à-dire une Europe qui veille à l’égalité des chances, à l’accès au marché du travail, à des conditions de travail équitables, à la protection et à l’insertion sociale ? (en%)
Source : Eurobaromètre spécial, n° 509, « Social Issues », mars 2021.
Au total, l’Europe sociale avance, mais déçoit aussi. Alors qu’elle devrait être conçue et perçue comme protégeant (c’est bien le rôle de la protection sociale) elle est, à plus ou moins juste titre, souvent vue comme n’amenant que de la concurrence et parfois de la concurrence déloyale. Alors qu’elle devrait être facteur de plus-value sociale, elle est souvent dénoncée, encore une fois à plus ou moins juste titre, comme nourrissant le dumping social et le tourisme aux prestations sociales. Le sujet majeur ici est celui du détachement et de la coordination des systèmes de sécurité sociale, en tant qu’ensemble de règles visant à faciliter la libre circulation. Un sujet phare en ce domaine tient du renforcement de la coopération des organismes de contrôle. La coordination fiscale a progressé. Il faudrait qu’il en soit de même, de façon plus prononcée en tout cas, contre la fraude sociale.
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