Trois pistes pour guérir la France de la maladie binaire edit

27 juin 2024

Rarement, le goût de la France pour la pensée binaire mais aussi l’obsolescence de ce réflexe n’auront marqué la scène politique de manière aussi évidente qu’aujourd’hui. D’un côté, les partisans d’élections générant une alternance systématique entre la gauche et la droite exultent, déclarant enfin close la parenthèse centriste vécue comme une anomalie perverse. De l’autre, les défenseurs d’une raison transcendant les idéologies refusent la réduction d’un choix programmatique à un choc frontal entre deux radicalités inquiétantes. Illustrant la confusion actuelle, nombre de commentateurs fustigent une dissolution de l’Assemblée nationale mettant en danger un pragmatisme qu’ils avaient auparavant vilipendé en le qualifiant de technocratie sans âme ni boussole. Pour rétablir un débat public constructif, existe-t-il une stratégie permettant de quitter un manichéisme brutal sans se perdre dans un émiettement de courants impuissants ?

Le duel, passion française, pulsion populiste

Chaque démocratie a son histoire, son récit fondateur, son architecture institutionnelle. Ces composantes identitaires forment les esprits et nourrissent une culture politique dont les évolutions sont toujours lentes et les risques de vitrification élevés. Pour sa part, la France entretient une représentation de son destin qui valorise la culbute du pouvoir en place. Tiré de la Révolution, ce narratif sous-jacent idéalise le moment sacré où le roi chute de son trône tandis que jaillit la République. Soudain, lassé des injustices, le peuple se lève, s’insurge et monte aux barricades pour chasser l’oppresseur. L’acmé de ce roman national est l’instant magique où l’injustice est renversée par une promesse de bonheur collectif. Ce récit libertaire, courageux, stimulant, progressiste a de nombreuses vertus. En revanche, il devient nuisible s’il est rejoué sans cesse à l’identique, comme si la démocratie n’avait pas été instaurée. Il privilégie alors les postures conflictuelles, désignant la révolte comme unique solution. Il établit un duel permanent entre le pouvoir, quelle que soit sa forme, et les citoyens, si étendus que soient leurs droits.

Par son caractère jacobin, la Cinquième République contribue à maintenir cette dramaturgie. Elle prolonge la fresque historique en organisant un paysage politique où tous les événements paraissent liés à l’élection, puis à l’action du chef de l’Etat. Ce dernier devient à la fois capable de tout et coupable de tout, entraîné qu’il le veuille ou non dans un duel fictif avec la société qui l’a élu. Aujourd’hui, aggravant ce facteur structurel, la conjoncture populiste renforce la pensée binaire. La célébration contemporaine d’un peuple innocent victime d’élites mauvaises, oppressives, illégitimes fusionne parfaitement avec la barricade d’autrefois. Plus que jamais, la France se retrouve emprisonnée dans des schémas de pensée où deux vérités simplistes et guerrières s’affrontent. Qu’elles s’incarnent dans la gauche et la droite, la majorité et l’opposition ou le peuple et les élites, les deux belligérantes se battent sans jamais produire de synthèse ni d’apaisement. Et ces duels stériles finissent par produire des révolutionnaires immobiles.

Le compromis et la coalition, réponses à la diversité

À l’inverse de la pensée binaire, le compromis n’est pas une compromission comme le prétendent les partisans de la radicalité. En réalité, il augmente les chances de succès d’une société hétérogène. Il privilégie la recherche de résultats sur la défense de l’idéologie. Il intègre des forces diverses, multiples, aux convictions parfois divergentes dans un projet commun imparfait, souvent limité, mais perçu comme nécessaire. Or, dans un monde complexe, interconnecté, où les problèmes des Etats se traitent à des échelles plus vastes que leur territoire, le compromis devient l’indispensable outil du progrès dans la diversité. Ce n’est pas sans raison qu’il constitue la clé des fonctionnements européens. De même, la coalition, déclinaison gouvernementale du compromis, semble plus apte à pacifier des sociétés fragmentées que l’alternance entre des blocs représentant des idéologies immuables. En tout cas, tant les États-Unis que le Royaume Uni semblent prisonniers de systèmes binaires à bout de souffle. Les guerres éternelles entre Démocrates et Républicains ou Travaillistes et Conservateurs paraissent davantage sources de conflits que de solutions dans des démocraties paralysées. La France peut-elle encore éviter pareille sclérose ?

La communication, éclairage de la complexité

La première piste pour passer de l’affrontement au compromis est la mise en évidence intègre de la complexité des enjeux. Avant de lancer des réformes structurelles, il convient de développer la grammaire qu’elles impliquent. Sans une communication ouvrant les esprits à de nouvelles pratiques, une société répète ses codes identitaires même à son détriment. Or, non seulement la plupart des médias français n’affranchissent pas l’opinion du simplisme binaire, mais ils l’entretiennent avec gourmandise. Serviteurs du roman national, ils organisent un affrontement simpliste entre le pouvoir et les citoyens. Par principe, ils se positionnent aux côtés des opposants comme si la démocratie était une bataille entre eux et le président en exercice, quel qu’il soit et quoi qu’il fasse. Dans chaque situation, leur ambition n’est pas d’élargir le débat à des considérations nuancées, mais de le réduire à un choc brutal entre deux camps irréconciliables. « Tout sauf le compromis » semble être leur devise.

À l’évidence, la liberté de la presse est totale. Celle-ci a le droit d’être brillante ou odieuse, impartiale ou militante. Ce principe connaît toutefois une limite s’agissant des médias de service public. Financés par les citoyens, leur vocation est de dépasser les idéologies au profit du bien commun. L’intégrité, l’impartialité, l’exactitude des faits et la défense de la pluralité sont leur raison d’être. Malheureusement, les médias publics français ont oublié ces principes, privilégiant trop souvent un misérabilisme populiste anti étatique au service de postures radicales. La dérive de cette institution indispensable au maintien d’une démocratie rationnelle devient une question lancinante. Sans un retour rapide à une information factuelle et solidement documentée, il est douteux que la France puisse sortir de conflits manichéens toujours plus exacerbés.

Le projet, point de ralliement des modérés

Par ailleurs, le camp de la raison ne parviendra à s’imposer dans la durée que s’il s’organise indépendamment des échéances électorales. Or, pour exister, une alliance a besoin d’un projet qui fédère ses différents courants. Quelques grands axes économiques, géopolitiques mais aussi institutionnels lui serviront de repères. Il appartient aux acteurs politiques concernés de les définir. Seules quelques idées très générales peuvent être articulées ici, en particulier la nécessité d’engager les réformes facilitant le passage des batailles binaires à des pratiques consensuelles. La deuxième piste est donc le ralliement autour de quelques transformations en profondeur des fonctionnements politiques. Il ne s’agit pas d’envisager le retour à l’instabilité de la Quatrième République ni de rêver d’une Sixième basée sur un RIC inconcevable en France, mais d’aménager l’architecture actuelle. Souvent évoqué, le découplage temporel du mandat présidentiel et de la législature est une option. De même, l’augmentation des pouvoirs de l’Assemblée nationale semble pertinente. Elle placera les Députés devant des responsabilités précises et concrètes. Enfin, l’examen de l’introduction d’une dose de proportionnelle dans la formation du Parlement paraît incontournable. Il est vital de permettre aux électeurs de dépasser des choix binaires qui alimentent les frustrations, rétrécissent l’analyse politique et appauvrissent la représentation nationale.

L’éducation, apprentissage du compromis

La troisième piste est donnée par l’actuelle campagne marquée par les délires des deux blocs radicaux. Tant le Nouveau front populaire que le Rassemblement national agitent des propositions déconnectées du réel. Certaines de leurs promesses sont si incohérentes ou si extrêmes qu’elles créent un monde parallèle où tous les rêves paraissent à portée de main. Cette peinture infantile de la politique ne devrait séduire qu’une petite minorité de personnes sous-informées. Hélas, des pans entiers de l’opinion n’ont plus conscience des réalités économiques ou géopolitiques. Aujourd’hui, pratiquement la moitié de la France semble danser dans des illusions tragiques. Il est impossible de ne pas voir dans cette sarabande le déficit de certains apprentissages. Un immense travail attend le système éducatif et les écoles pour promouvoir des connaissances désencombrées des idéologies. La modération n’est jamais innée, elle s’apprend par les sciences, le respect de leurs enseignements mais aussi l’acceptation de leurs limites.

Les fondements culturels d’une société se transforment, mais ne s’effacent jamais complètement. Le goût français pour l’affrontement n’est pas prêt de disparaître. Pour autant, l’emprisonnement de la République dans des duels politiques mortifères n’est pas une fatalité. Le rejet solide et serein des extrêmes est accessible à tout système qui s’y prépare. Si la répulsion actuelle pour l’expérience centriste s’apparente à une crise adolescente de la vie publique, un sursaut de la raison préparant l’avènement de compromis durables la fera entrer dans la maturité.