Ukraine: vers une guerre sans fin? edit
Trois mois après le début de la guerre en Ukraine, une donnée commence à apparaître clairement : la guerre dure ; elle s’intensifie ; mais, sauf surprise militaire majeure, elle semble sans issue et l’on s’achemine probablement vers une impasse stratégique durable.
Or, loin de conduire à une solution négociée, cette situation voue les principaux protagonistes du conflit, la Russie, l’Ukraine et l’Occident, à s’enfermer dans leur logique. Entre eux, le sentiment d’hostilité croît, d’autant plus qu’il est impuissant. Les buts stratégiques et la rhétorique de guerre se figent, voire se durcissent. Bref, aucune issue n’est en vue.
L’hypothèse d’une impasse stratégique
Après ses échecs dans le nord de l’Ukraine, devant Kyiv, puis Kharkiv, et la Russie a concentré ses moyens dans le Donbass avec pour objectif d’y prendre en tenaille les forces ukrainiennes grâce à deux facteurs : des lignes logistiques raccourcies et sa supériorité en artillerie. C’est une guerre d’usure, aux ambitions territoriales réduites, que la Russie peut gagner, au moins partiellement, même si c’est avec de grandes difficultés.
Parallèlement, elle s’emploie à consolider ses positions, étendues et vulnérables dans le sud, le long de la mer d’Azov et autour de Kherson, pour limiter les effets d’une contre-offensive ukrainienne qui y devient théoriquement possible (mais il y a très peu d’information sur les pertes des Ukrainiens et l’état de leurs forces : en sont-ils capables ?).
Il est très difficile de prédire ce que sera l’issue de l’affrontement ainsi reconfiguré. Les forces russes sont moins vulnérables et perdent moins de monde que dans les premières semaines de la guerre. Le temps joue plutôt pour elles dans le Donbass. Le défi logistique pour les Ukrainiens y devient plus aigu, et l’on ne sait pas s’ils auront les moyens d’exploiter les vulnérabilités des Russes ailleurs. Sauf succès imprévu des Ukrainiens dans une éventuelle contre-offensive d’ampleur, la guerre d’usure dans le Donbass devrait permettre aux Russes de marquer des points.
Dans ces conditions, l’épuisement des deux camps au terme d’une avancée russe limitée dans le Donbass, où se concentre l’essentiel des combats, et de gains ukrainiens, eux aussi limités, sur les fronts secondaires est, non pas la seule issue possible, loin de là, mais une hypothèse plausible. C’est sur elle qu’on peut choisir de s’attarder, car c’est une hypothèse médiane qui permet de tester les options stratégiques des protagonistes et les conséquences de la guerre sur la sécurité de l’Europe.
Russie: Poutine a déjà perdu, mais il n’admettra jamais sa défaite
Depuis le 24 février, la Russie n’a pas varié dans ses objectifs. Sa justification de « l’opération militaire spéciale », une guerre défensive qu’elle a été contrainte de mener face aux visées hostiles du régime de Kyiv et de ses inspirateurs occidentaux, reste identique. Les mensonges de la propagande de guerre russe restent aussi éhontés : la Russie est intervenue pour prévenir un génocide dans le Donbass, les Ukrainiens se servent d’enfants comme boucliers humains, etc.
La Russie admet à présent avoir pris du retard dans l’opération – par souci, dit-elle, d’épargner les civils ! – et rencontrer des difficultés militaires qu’elle met sur le compte de « la guerre hybride totale que lui livre l’Occident ». Elle a réduit le champ géographique et l’ambition de ses opérations militaires ; c’est, de la part de Vladimir Poutine, un choix tactique réaliste, qui ne change pas la nature de la guerre ni ses buts ultimes : inverser l’orientation occidentale contre-nature de l’Ukraine, et ramener à la Russie un pays devenu le tremplin de l’expansionnisme de l’OTAN.
Il va de soi que ces buts ultimes, irréalistes voire fantasmagoriques, ont été démentis par la résistance de l’Ukraine et sont devenus totalement inatteignables. Il y aurait fallu une victoire militaire totale suivie d’une occupation de l’Ukraine, qui se sont avérées l’une et l’autre absolument hors de portée de la Russie.
Cependant, même s’il a échoué, même si les faits ont démenti sa vision, Vladimir Poutine n’admettra jamais sa défaite, pour deux raisons. La première est que ses vues sur l’Ukraine sont devenues des prophéties auto-réalisatrices : il est vrai que l’OTAN et l’Ukraine ont désormais partie liée et travaillent à affaiblir et isoler la Russie. Que ce soit en réponse à son agression lui importe peu : il ne peut qu’en être confirmé dans ses convictions. La deuxième est que sa légitimité et, peut-être sa survie, dépendent de l’issue du conflit : à défaut de victoire, il lui faut une sortie honorable qui masque sa défaite.
Le plus probable est qu’ayant réduit provisoirement ses objectifs militaires à la conquête du Donbass et à la consolidation de ses gains dans le Sud, il proclame une victoire, au moins partielle, dès qu’il le pourra. Il va sans doute chercher à la formaliser, soit en reconnaissant, outre les républiques de Louhansk et de Donetsk, celle récemment proclamée de Kherson, peut-être en acceptant leur demande de rattachement à la Fédération de Russie, voire encore en annexant purement et simplement les territoires conquis.
Une hypothèse envisagée à Washington est qu’il accompagne cette annexion d’une garantie militaire, et peut-être nucléaire, formellement accordée à ces territoires pour dissuader l’Ukraine d’en entreprendre la reconquête. On aurait ainsi en Ukraine un « conflit gelé » à grande échelle.
Même assortie d’un cessez-le-feu, cette issue n’est pas compatible avec une paix négociée. Elle laisserait la Russie isolée, sous sanctions, et toujours dans un état de guerre non déclarée avec l’Ukraine, face à une OTAN élargie et remobilisée ; ce serait un scénario « Cachemire », un différend territorial majeur, violent et instable, installé peut-être pour des décennies en Europe, un scénario de cauchemar pour elle.
C’est, hélas, l’issue la plus probable. Dans l’état actuel du rapport des forces, il est très difficile, du point de vue de Vladimir Poutine, d’en concevoir une qui soit sensiblement différente ; et il n’y a pas de solution négociée qui répondrait à son objectif minimal, qui est de ne pas s’avouer vaincu, du moins tant qu’il peut espérer achever la conquête du Donbass et consolider celle du Sud.
L’Ukraine est enhardie par le succès
Volodymir Zelensky disait le 27 mars dans une interview à The Economist que les gens lui importaient plus que le territoire, et que la victoire pour l’Ukraine serait de survivre comme Etat indépendant, en épargnant le maximum de vies ukrainiennes. Outre l’assentiment implicite ainsi donné à des concessions territoriales, il avait, dans les négociations menées à l’époque avec la Russie, accepté un statut de neutralité, assorti de « garanties de sécurité » (dont on ne voyait d’ailleurs pas très bien quelle serait la consistance, ni qui les lui donnerait, les Etats-Unis ayant indiqué ne pas y être disposés).
Entre-temps, les Ukrainiens ont gagné, en ce sens qu’ils ont fait échouer l’offensive russe. Ce résultat inattendu, qu’ils doivent à leur mobilisation nationale et à leur courage, s’est accompagné d’un changement d’échelle et de nature de l’aide occidentale, surtout américaine (cf. infra). Leur détermination s’en est trouvée renforcée.
Le résultat est un durcissement de leur discours : ils parlent à présent non seulement de ramener les Russes à leurs lignes de départ du 24 février, c’est-à-dire à la limite de la Crimée et aux lignes de contact avec les forces séparatistes dans le Donbass, mais de reconquérir l’ensemble des territoires perdus depuis 2014, Crimée et Donbass compris.
Ils excluent par avance tout compromis territorial et mettent pour condition à un éventuel cessez-le-feu le retrait des forces russes des zones qu’elles occupent depuis le 24 février, en disant ne pas vouloir répéter l’expérience des accords de Minsk de 2015, et critiquent les dirigeants occidentaux qui pourraient les encourager dans cette voie.
Il faut faire la part, dans ce changement de ton, de la rhétorique de guerre et de la dynamique de l’opinion en Ukraine, qui aspire légitimement à prendre sa revanche sur les Russes. Le président Zelensky continue par ailleurs de dire qu’il n’y aura d’issue au conflit que négociée. Mais le fait est que les positions de négociation russes et ukrainiennes se sont encore éloignées depuis la fin mars.
Y a-t-il à présent un excès d’assurance de la part de l’Ukraine ? Le PIB du pays va baisser de 40 % cette année. Il est totalement irréaliste d’escompter de Poutine qu’il reconnaisse la souveraineté de l’Ukraine sur la Crimée. Il ne l’est guère moins d’espérer qu’il accepte un cessez-le-feu aux conditions posées par l’Ukraine. Quant à laisser l’Ukraine reconquérir la Crimée, c’est une des rares hypothèses dans laquelle Poutine pourrait déclarer les intérêts vitaux russes en cause et menacer sérieusement de recourir à l’arme atomique.
Tout cela ne conduit qu’à une conclusion : des deux côtés, en dépit des discours, on pense que c’est le sort des armes qui décidera l’issue du conflit. Une issue négociée n’est pas concevable dans les circonstances actuelles.
L’aide américaine a changé de nature et d’échelle
Nous sommes dans une logique d’escalade. Pour le mesurer du côté occidental, il faut se souvenir qu’à la mi-mars, quand l’idée de fournir des Mig 29 à l’Ukraine avait été évoquée, Joe Biden avait refusé en disant que fournir directement des armes offensives à l’Ukraine risquait d’entraîner les États-Unis dans une troisième guerre mondiale[1]. Vide de sens stratégique (une arme n’est jamais offensive ou défensive par nature, ce qui compte c’est la façon dont on l’emploie, pour attaquer ou pour se défendre), cette limite a, depuis, sauté.
Le Congrès a approuvé le 18 mai un paquet d’aide à l’Ukraine de 40 milliards de dollars, à peu de choses près le budget français de la défense ; cette aide, pour sa partie militaire, est concentrée sur un ensemble de moyens permettant à l’Ukraine de compenser son infériorité, notamment en artillerie, dans le combat d’usure que lui inflige désormais la Russie.
Il faut être clair là-dessus : il n’y avait pas autre chose à faire. Laisser gagner Poutine était la pire des choses, et la décision américaine de fournir à l’Ukraine les moyens nécessaires était légitime et responsable.
Cependant, en parallèle, le discours occidental est également sorti de ses limites antérieures et on sent qu’au-delà d’une unité réelle sur l’essentiel, il hésite entre eux formulations, « la Russie ne doit pas gagner » et « l’Ukraine doit gagner », qui dessinent une ligne de partage : d’un côté, un groupe qu’on peut appeler « circonspect », l’Allemagne, la France, l’Italie, qui cherche à préserver l’option d’un cessez-le-feu, d’un règlement négocié et d’une réinsertion de la Russie dans l’ordre européen une fois son échec en Ukraine consommé ; de l’autre un groupe, appelons-le « enthousiaste », qui attend d’une victoire ukrainienne un affaiblissement systémique de la capacité de nuire de la Russie et son cantonnement en marge du système européen : les voisins de la Russie, la Pologne, la Suède, les Baltes, ainsi que la Grande-Bretagne de Boris Johnson, dont les raisons stratégiques sont peu claires, mais pense s’être trouvé un rôle.
Les États-Unis sont, eux, partagés : en dépit de déclarations imprudentes de Lloyd Austin, secrétaire à la Défense, qui a dit que l’objectif américain était d’affaiblir durablement la Russie, il y a de leur part des éléments de retenue visibles. Plus personne ne parle d’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. Tout en admettant fournir du renseignement à l’Ukraine, les Américains ont démenti énergiquement l’aider à cibler les forces russes. Sans qu’on en soit sûr, on peut penser qu’ils fournissent des armes aux Ukrainiens sous condition qu’elles ne soient pas employées sur le territoire russe.
William Burns, chef de la CIA, tient un discours de prudence[2], et a notamment dit qu’on ne pouvait pas prendre à la légère les menaces nucléaires d’un Poutine qui se sentirait acculé. Et même si la voix des Républicains réalistes est aujourd’hui perdue dans un débat politique américain extrémisé, relevons que Henry Kissinger a dit qu’il faudrait que l’Ukraine se résolve à des concessions territoriales.
La position américaine a fluctué. Elle peut encore évoluer, mais on peut la situer aujourd’hui à la lisière des deux attitudes, la circonspection et l’enthousiasme. Principaux pourvoyeurs d’aide à l’Ukraine, les États-Unis estiment, à juste titre, que la priorité est de tout faire pour que la Russie ne puisse pas prévaloir dans cette guerre ; l’heure n’est pas à la négociation et d’ailleurs celle-ci n’aura, un jour, de minces chances de succès que si Poutine comprend qu’il ne pourra l’emporter sur le terrain. Il sera temps, alors, de voir si elle est possible et à quels termes.
Cela suggère que pour les « circonspects », l’important n’est pas de parler à Poutine, ni de publier des plans de paix, mais de parler aux Américains, et d’essayer d’infléchir leur attitude.
La guerre a ses dynamiques, et elle tend à bousculer les réalités les plus assurées et les positions les mieux réfléchies : le compromis équilibré d’il y a deux mois fait facilement figure aujourd’hui de capitulation munichoise. L’instantanéité du débat et la polarisation des opinions rend ingrate, voire intenable, la position des « circonspects », vulnérables au double reproche d’immoralité et de naïveté.
Sous le coup de l’émotion et de la sympathie naturelle pour la cause ukrainienne, la promesse irréfléchie d’une adhésion de l’Ukraine à l’UE risque de s’imposer d’elle-même. Or l’Ukraine ne remplira pas avant des décennies les critères d’adhésion[3]. Cette promesse aurait tout au plus le sens d’un geste symbolique de solidarité ; un tel geste empêtrerait durablement l’Union européenne et sa politique étrangère dans deux problèmes dont elles n’ont pas la clé et qui les dépasse complètement, la sécurité de l’Ukraine et l’avenir de ses relations avec la Russie. Les Américains, qui refusent d’octroyer des garanties de sécurité à l’Ukraine, ne s’embarrassent pas de scrupules quand ils encouragent l’adhésion de l’Ukraine à l’UE !
Rien ne permet d’entrevoir aujourd’hui comment la guerre pourra se conclure, ni quels seront les termes d’un règlement possible, à supposer qu’ils existent. Le préalable est assurément d’empêcher Poutine d’atteindre ses objectifs par la force. Cependant, la victoire de l’Ukraine ne serait pas davantage la solution : l’Ukraine a déjà gagné au sens où Clausewitz définit la victoire pour la partie qui se défend, c’est-à-dire qu’elle n’a pas perdu ; il faut conforter cette victoire ; mais l’Ukraine ne peut pas gagner, au sens où elle ne peut pas prévaloir sur la Russie au point de lui dicter les termes de la paix.
Nous ne sommes qu’au début de cette guerre. Sauf surprise militaire ou départ de Vladimir Poutine, elle devrait durer. Impasse stratégique, conflit durable et absence de règlement négocié sont l’hypothèse qui semble aujourd’hui la plus probable. Ses conséquences de long terme pour l’Europe sont toutes négatives. Il faut se souvenir, dans ces circonstances, que les deux victimes ordinaires des guerres sont la raison et la modération, et s’efforcer de préserver l’une et l’autre si l’on veut affronter lucidement ce temps d’épreuve et, le moment venu, donner une chance à la paix.
Vous avez apprécié cet article ?
Soutenez Telos en faisant un don
(et bénéficiez d'une réduction d'impôts de 66%)
[1] “The idea that we’re going to send in offensive equipment and have planes and tanks and trains going in with American pilots and American crews, just understand, that’s called World War III, okay? Let’s get it straight here, guys (…) we will not fight the third world war in Ukraine.” Washington Post, 17 mars 2022
[2] Cf. son interview au Financial Times du 8 mai.
[3] Rappelons-les : institutions stables garantissant l’état de droit, la démocratie, les droits de l'homme, le respect des minorités et leur protection ; une économie de marché viable ainsi que la capacité de faire face à la pression concurrentielle et aux forces du marché à l'intérieur de l'Union ; la capacité d'assumer les obligations [d'adhésion à l'UE], et notamment de souscrire aux objectifs de l'union politique, économique et monétaire.