L’Italie ou l’avenir de l’Europe edit
À la faveur des récentes élections, un nouveau récit de la crise italienne a commencé de faire son chemin dans le débat public. Elle serait le résultat d’une intégration européenne mal conçue, d’une entrée italienne dans la zone euro mal programmée et de la poursuite pendant la décennie de crise d’une politique d’austérité préjudiciable à l’Italie. Cette intégration expliquerait la fracture nord/sud et le triomphe au nord d’un populisme allergique à la dépense publique et au sud d’un populisme redistributif. Les politiques de convergence, puis de l’euro fort puis les politiques d’austérité menées pendant la crise des dettes souveraines auraient affaibli le nord, creusé les inégalités et rendu plus difficiles les transferts au sud.
Toujours selon ce récit, le nord avait besoin de la dévaluation pour restaurer la compétitivité et le sud avait besoin des politiques volontaristes de localisation industrielle de l’État central et de ses politiques de redistribution. Un État affaibli ne peut assurer la cohésion sociale et territoriale or l’affaiblissement du gouvernement national sans constitution d’une capacité équivalente d’intervention au niveau européen ne pouvait qu’accroître les difficultés anciennes de l’Italie. Certains économistes italiens dont Paolo Savona qui vient de connaître une gloire météorique ont critiqué depuis longtemps les modalités d’introduction de l’euro en Italie, ils se sont convertis à la faveur de la crise à un euroscepticisme ouvert et ils plaident aujourd’hui pour un Plan B qui signifie en pratique le retrait de l’eurozone.
En France, Pierre-Cyrille Hautcoeur, de manière plus subtile, fait aussi le procès de l’Europe. Sa thèse peut être résumée ainsi. L’unité italienne s’est faite entre un nord industrieux et au chômage marginal et un sud pauvre, mal formé et rongé par le chômage. Réalisée sous la férule du nord, alors qu’économiquement l’Italie ne formait pas une zone monétaire optimale, l’unité a aggravé la situation initiale. L’écart entre le nord et le sud n’a cessé de se creuser à cause d’une politique d’ouverture voulue par le nord, et d’une inaptitude du sud à faire face... Après 1945 les gouvernements prennent le problème à bras le corps, une politique d’investissements massifs au sud, des politiques monétaires souples facilitent la convergence nord-sud. Mais les industries du sud seront les premières victimes de la crise des années 1970 puis de la mondialisation ce qui provoque une reprise de la polarisation que les politiques de convergence vers l’euro interdisent de traiter. La perte du pouvoir de dévaluer interdit de corriger les pertes de compétitivité et les politiques d’austérité interdisent la redistribution. Aujourd’hui, conclut Pierre-Cyrille Hautcoeur, la coupure nord-sud est plus forte que jamais et pose la question de la réalité de l’unité italienne.
Le projet européen serait-il donc coupable, aurait-il contribué à appauvrir les Italiens et à défaire l’Italie ?
Avant d’aborder le cœur de l’argumentation des eurosceptiques, trois constats méritent d’être faits.
Dans les perceptions collectives, le passage à l’euro est associé à une dégradation du pouvoir d’achat et à une envolée des impôts. De plus, l’Italie est sortie exsangue de la décennie de crise. Nous avons rappelé dans un article précédent la piètre performance du pays tant en termes de croissance, de spécialisation que de pouvoir d’achat. L’euro fort combiné à l’accélération de la mondialisation a contribué à la crise des PME familiales prospères du nord et à la perte de compétitivité des grands établissements subventionnés du sud. La longue austérité qui a appauvri le sud et fait exploser les inégalités depuis la crise de 2007 et son rebond en 2011 est donc avérée.
Les Italiens sont des europhiles convaincus devenus de plus en plus euromoroses (45% des Italiens pensent qu’ils feraient mieux hors de l’UE contre 30% il y a 5 ans). La campagne électorale qui s’est achevée en mars a permis de faire assaut d’euroscepticisme (référendum sur l’euro, revenu universel non financé, projet de monnaie fiscale pour retrouver de la discrétion budgétaire), et surtout critique de l’indifférence européenne sur la question migratoire. Le choc migratoire s’est doublé d’un brain drain dramatique depuis 2007.
Même si on assiste à une adhésion forte à l’euro motivée par la peur des épargnants, il reste que le doute s’est installé notamment dans le nord industrieux qui a fourni les gros contingents d’électeurs de la Lega. Le passage de la Ligue du Nord de Bossi à la Ligue Nationale de Salvini achève la mue d’un parti régionaliste europhile qui n’entendait surtout pas être mêlé aux va-nu-pieds du sud en un parti national d’extrême droite acquis au souverainisme.
Si les populistes de tout poil semblent avoir altéré la foi européenne des Italiens, l’Europe est-elle pour autant responsable de la crise italienne et au-delà du délitement de l’Union ? Trois objections s’imposent.
Pour un pays endetté et mal géré, la protection qu’apporte l’euro est inestimable. Avec une dette héritée des années 70 et 80, fruit de la prodigalité de gouvernements clientélistes et de l’inaptitude à maîtriser les finances publiques, l’Italie laissée à elle-même aurait subi la tyrannie des marchés financiers, et aurait pu encore moins dégager les marges de manœuvre pour investir dans le sud.
L’Italie, comme ses partenaires européens, a dû affronter un triple défi : l’accélération de la mondialisation qui nécessitait une montée en gamme et un investissement plus décisif dans le capital humain et l’innovation, l’intégration européenne qui la privait de l’arme de la dévaluation compétitive et l’obligeait à une maîtrise de ses finances publiques, la révolution numérique qui l’obligerait à repenser son modèle productif et l’organisation de l’État. Or l’immobilisme de sa classe politique et la paralysie de ses institutions ont interdit l’adaptation nécessaire.
L’Italie a tout inventé en matière de populisme. Avec Berlusconi, elle a expérimenté la variété médiacratique qui permet de mêler intérêt privé et gouvernement public, protection individuelle contre les rigueurs de la Loi et conduite des affaires publiques, contrôle des média publics et renforcement de la mainmise sur les médias possédés directement. Avec la Lega, elle a inventé le régionalisme sécessioniste avant de nationaliser la perspective et d’extrémiser le programme. Avec la variété M5S l’entrepreneur internet Casaleggio et le comique Grillo ont inventé un populisme ni de gauche, ni de droite, écologique et social, tantôt européen, tantôt hostile mais dont le fil directeur reste l’opinion du moment d’un public appelé à manifester ses choix par clics.
Le problème majeur de l’Italie réside donc dans une gouvernance dysfonctionnelle, jamais traitée à la racine et qui a gangrené tous les processus nécessaires d’adaptation à l’Europe. Ce n’est donc pas dans les méfaits d’une politique de la demande globale marquée du sceau de l’austérité bruxelloise et encore moins dans un désengagement de l’État incapable d’assumer ses missions de solidarité qu’il faut trouver les racines du mal. Comme le rappelle Daniel Gros dans un post du CEPS, « Who lost Italy », en date du 30 mai 2018, l’Italie a bénéficié de nombreuses exemptions aux règles communautaires sur les déficits, elle a même pu rattraper partiellement ses retards en matière d’investissement, d’éducation, et de libéralisation des marchés, mais il est un domaine où la dégradation a été continue et c’est la gouvernance : la corruption, la paralysie judiciaire, l’inertie administrative ont pesé lourdement dans la piètre performance collective.
Le problème ne vient donc pas tant d’une austérité qui aurait privé l’Italie des moyens de traiter la question du sud mais plutôt d’une difficulté à gérer la transition vers la nouvelle économie avec des institutions vermoulues et une classe politique oscillant entre discours européens orthodoxes et annonces politiques démagogiques.
Peut on pour autant balayer d’un revers de la main l’accusation portée contre l’Europe. En fait, l’analyse historique du cheminement de l’Italie vers l’Euro montre que le problème n’est pas si simple.
Il y a bien eu un cercle vicieux de la qualification de l’Italie à l’euro.
La stratégie de qualification pour l’euro menée par Romano Prodi passait par la maîtrise des finances publiques, d’où l’effort réalisé pour réduire le déficit, notamment par des hausses d’impôts majeures, et se qualifier.
Sous l’autorité du même Prodi, devenu Président de la Commission, l’Europe s’élargit aux pays de l’Est. L’élargissement de l’UE et l’accélération de la mondialisation érodent la compétitivité des PME. Les petits patrons industrieux du nord investis dans les biens de consommation courants vont subir le choc chinois.
La crise de 2008 a un effet supplémentaire de tarissement du crédit bancaire ; la stratégie Monti de conformité européenne aggrave les prélèvements fiscaux et contraint la dépense publique ; le résultat en est un vieillissement du capital productif, un déficit d’investissement et une faiblesse de l’effort de R&D qui vont entraîner une chute continue des gains de productivité.
Les conditions de qualification pour l’euro ont donc créé objectivement une difficulté à laquelle les élites européennes ont répondu de manière partielle, libérant le potentiel populiste nourri du déclin industriel au nord et de l’envolée du chômage au sud.
Pierre-Cyrille Hautcoeur a donc raison quand il évoque les conditions d’une unité italienne déséquilibrée et le miracle italien réalisé après-guerre. Miracle italien des années 50/90 incarné par des PME exportatrices qui chassent en meute et se constituent en systèmes productifs locaux devenus le modèle à imiter. L’ingéniosité de petits industriels capables de damer le pion aux spécialistes allemands et suisses de la machine-outil faisaient alors merveille. L’Italie a pu ainsi rattraper et dépasser le Royaume-Uni et approcher le PIB par habitant de la France. Ce modèle économique d’après-guerre a été servi par une organisation politique qui permettait le développement du nord, les transferts au sud et au total le rattrapage et la prospérité.
Mais Pierre-Cyrille Hautcoeur a tort pour au moins trois raisons.
Ce n’est pas l’intégration européenne qui a mis fin au « miracle italien », mais c’est l’incapacité des élites politiques italiennes à tenir compte de la nouvelle donne qui a posé problème.
Le nord et le sud n’ont pas seulement divergé historiquement, ils ont connu aussi un processus de différenciation interne. Ainsi les PME industrieuses du nord ont pour certaines réussi la montée en gamme dans les biens de consommation par un mélange de créativité, de différenciation et d’adoption des standards de la mode, et d’autres non ! Par ailleurs ces PME du nord spécialisées dans les biens d’équipement continuent à faire la prospérité d’un commerce extérieur industriel qui reste plus performant que celui de la France. Il en est de même du sud qui a amorcé son tournant vers la high tech et où cohabitent donc friches industrielles et germes du renouveau.
Enfin, en termes politiques, toute tentative d’assimiler une région à une attitude vis-à-vis de l’Europe se révèle fausse. On l’a déjà vu les élites industrielles du nord ont semblé basculer de l’europtimisme à l’europessimisme. On ne dispose pas de données fiables permettant de mesurer l’éventuel rejet de l’euro par les industriels du nord. S’agissant de la Lega, on doit juste rappeler que la Padanie de Bossi se voulait région européenne de pointe et que la nationalisation de son empreinte géographique s’est traduite par l’affichage d’un programme eurosceptique. On peut observer chez M5S les mêmes variations entre adhésion et prise de distance à l’égard de l’intégration communautaire.
L’Europe aura été le révélateur des faiblesses internes, la solution espérée aux difficultés domestiques, c’est aujourd’hui un bouc émissaire. Comme comme l’Italie est too big to fail et too big to save elle est le test de la survie, et de la possible mue du projet européen.
Cette polémique sur le rôle de l’intégration européenne dans la transformation du modèle économique italien a plusieurs vertus.
Elle met à nu la remise en cause du modèle économique italien, comme français du reste, à la faveur de la création de l’euro. Il y a un aspect destruction du modèle initial dans l’intégration.
Elle montre que les élites politiques locales sont alors tentées de parier sur les vertus de cette déstabilisation pour provoquer la réforme interne. C’est la stratégie du vincolo esterno en italien et de ce que j’ai appelé la bienheureuse contrainte extérieure fabriquée pour la France. L’Europe commande de changer, l’Europe peut y aider en favorisant une concurrence institutionnelle par comparaison.
Ce pari sur les vertus de la réforme importée se double souvent de l’illusion que le modèle européen, à son tour, pourra emprunter quelques traits du modèle national. La France ainsi longtemps cru qu’elle pouvait étendre à l’Europe son modèle colbertiste.
Ces illusions ont buté sur la réalité de la construction européenne, pour l’essentiel un empire de la règle, et sur les difficultés d’accommoder à l’échelon national les bonnes pratiques européennes, à cause de difficultés domestiques.
Lorsque de surcroît, comme en Italie, les institutions pèsent dans le sens de la limitation et de l’équilibre des pouvoirs, on comprend les difficultés redoublées de la réforme.
Si bien que si l’on veut éviter que la construction européenne ne se délite il faudra soit donner plus de libertés aux États pour mener leurs politiques et en assumer les risques face aux marchés, soit d’une manière ou d’une autre faire un pas de plus dans le sens de la solidarité.
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