L’avènement de l’électeur émotionnel edit

9 juillet 2024

Une note des économistes Yann Algan et Thomas Renault pour L’Observatoire du bien-être, au CEPREMAP[1], tente d’appréhender les principales émotions associées aux préoccupations des Français telles qu’elles s’expriment sur les réseaux sociaux. Cette recherche couvre la période 2011-2024 et met à jour la montée au pinacle des sentiments négatifs, notamment la colère (66% d’augmentation en dix ans, avec une forte progression pour la période 2018-2024). Cette indignation des twittos (personnes ayant un compte Twitter) n’aurait connu qu’une petite période d’accalmie, autour de l’élection d’Emmanuel Macron en 2017, et ensuite elle n’a cessé de s’exacerber.

Ce travail repose sur un échantillon de 160 000 Français dans leurs échanges sur les principales préoccupations économiques (pouvoir d’achat, inégalités, chômage), sociales et sociétales (immigration, école, santé, retraites…), politiques (élections, assemblée…) et régaliennes (sécurité, délinquance, guerre…) – ces préoccupations ont été saisies à partir de 40 mots-clefs. La note « sacre l’avènement de l’électeur émotionnel », celui qui loin de se construire à travers des analyses rationnelles liées à sa place dans la structure sociale ou à des idéologies, fait part de son intime ressenti et confirme sa pensée politique à travers des interactions dans les réseaux sociaux. Que nous apprend-elle ?

Quand le numérique fixe la colère

La première émotion qui se dégage globalement du corpus est la colère (35% des messages) loin devant l’inquiétude et la peur (14%), puis la révolte (12%). A contrario, les sentiments positifs comme la confiance, l’enthousiasme, le bonheur ou l’espoir ne dépassent pas les 10% du contenu conversationnel des Français actifs sur Twitter. En rattachant ces tweets aux liens établis par les twittos avec des leaders ou des partis politiques, il apparaît que les internautes proches du RN, d’une part, et proches de la gauche radicale, d’autre part, expriment clairement plus de colère que les internautes situés dans la sphère de partis plus modérés, qui parlent d’inquiétude, ou évoquent des sentiments positifs tels que l’espoir et l’engagement. Ainsi la colère figure dans 40% des tweets des personnes proches de l’extrême-gauche, et plus de 40% chez les personnes proches de l’extrême-droite, alors que ce sentiment avoisine les 30% chez les personnes proches de la gauche, du centre ou de la droite. A contrario l’espoir est cité seulement chez 4-5% des internautes proche des partis extrêmes et 10% chez les personnes proches de la gauche et 8% chez les personnes du centre ou de la droite. Remarquons que malgré ces différences entre les affiliations politiques, la colère est cependant présente à des degrés divers chez beaucoup d’internautes[2].

Parmi les thèmes générateurs de cette colère apparaissent en premier lieu la fiscalité et les taxes (60% des messages), ensuite les injustices (55%), puis l’immigration (51%). Dans la période plus récente (2018-2024), les conversations sur l’immigration (57%), l’insécurité (52%), la violence (49%) et la religion (47%) se sont amplifiées. En poussant plus loin les investigations, on distingue deux types de colère : chez les internautes proches du RN, elle est associée aux taxes et à la délinquance (70%), aux transports (45%) ou au logement (43%), ou au chômage (50%) ou à l’Europe ; ils prouvent ainsi une humeur protestataire qui, par les thèmes, avoisine celle des Gilets Jaunes. En revanche, les internautes proches de l’extrême gauche citent moins souvent ces sujets et se focalisent sur les questions d’injustices et d’inégalités sociales, s’éloignant d’une référence à des conditions de vie concrètes et se glissant dans des postures morales et de la critique sociale. Les spectres des motifs d’insatisfaction qui mènent au populisme de droite et de gauche sont ainsi bien dessinés. Comme le signalent les auteurs : « La prise en compte des différences de nature des émotions est essentielle pour comprendre le vote et la polarisation des électeurs, et offre un éclairage particulier sur la confrontation des trois blocs lors des élections législatives de 2024 ».

Des travaux récents montrent que l’électeur en colère ne cherche pas à s’informer, et d’un point de vue cognitif, ne révise plus aucune croyance à l’aune d’une nouvelle information contraire à ses convictions. L’état émotionnel de la colère le fige dans sa posture et interdit à son cerveau d’enregistrer des informations nouvelles qui pourraient soulever un doute chez lui. À l’inverse l’électeur seulement inquiet effectue des recherches d’informations pour colmater son angoisse et est prêt à actualiser et à réviser ses croyances.

Le sacre de l’électeur émotionnel dans nos sociétés numériques post-industrielles change également le comportement des dirigeants politiques. Les leaders « antisystème » ont bien perçu l’avènement de cet électeur pétrifié dans ses émotions et adaptent leurs discours en conséquence.

L’aspect le plus intéressant de cette exploration est l’introduction de la dimension émotionnelle dans les déterminants du vote, notamment sa capacité à générer des attitudes inflexibles comme si l’électeur, ayant publicisé son choix, ne le questionnait plus et s’y attachait comme à un élément identitaire. Ainsi l’émotion de la colère à elle seule justifie un vote extrême, sans plus d’approfondissement.

Les foules numériques

Signe des temps : les sondagiers et les spécialistes de l’opinion s’intéressent aujourd’hui aux émotions, aux ressentis, à l’imaginaire des citoyens, comme si ces derniers n’étaient plus vraiment mus par les analyses, les idées et les jeux d’intérêt. Ainsi, les déterminants sensibles du vote ont conduit, tout comme L’Observatoire du bien-être, l’Observatoire Jean-Jaurès à décrypter le scrutin électoral des européennes au prisme des émotions, « lesquelles déterminent plus que jamais nos actions et, par conséquent, nos choix à venir »[3]. La sociologie des émotions est en plein essor, et ajoute sa pierre aux travaux sur les racines sociales de ce mal être contemporain[4]. Cet intérêt pour ces mouvements de l’âme est sans doute justifié car on observe dans les sociétés contemporaines un nombre croissant d’individus psychologiquement fragiles, prompts à fonctionner au fil des nerfs à vif, et tissant la civilisation du cocon dépeinte par l’essayiste Vincent Cocquebert[5] : un modèle qui s’est amplifié après la crise COVID. Quelle part tiennent les systèmes de communication dans cette vulnérabilité ?

Dans L’Opinion et la Foule (1898), le sociologue Gabriel Tarde distingue finement la Foule du Public. La première, constituée d’individus unis par un contact physique agit d’un seul bloc comme une force autonome et irrésistible sous le coup des passions, elle est versatile, enracinée dans des cultures nationales ou locales, très éloignée des éléments de rationalité, et incline au sectarisme : « les individus peuvent être libéraux et tolérants, chacun à part, mais, rassemblés, ils deviennent autoritaires et tyranniques. Cela tient à ce que les croyan­ces s'exaltent par leur mutuel contact, et il n'est pas de conviction forte qui supporte d'être contredite ». En contraste le Public, individus séparés physiquement et nourris par les journaux ayant chacun leurs lignes (intérêts, idéologies, qualité et opinions des journalistes) se construit progressivement dans une dynamique d’échanges qui forge la conscience de chaque individu. Ce dernier peut d’ailleurs appartenir à différents publics. « Par la transfiguration de tous les groupes sociaux en public, donc, le monde va s'intellectualisant », écrit Tarde. « Comme elle est plus intelligente et plus éclairée, l'action des publics peut être et est souvent bien plus féconde que celle des foules. » Dans sa conception, le public est le véritable humus des démocraties.

La démocratie directe permise par Internet a certes des vertus, mais a engendré des effets latents, semblables à ceux des foules, que n’avaient pas anticipés les thuriféraires de la vie en réseaux. Loin de susciter la conversation démocratique fondée sur la délibération argumentative qui caractérise les publics, X a rapidement agi comme un exutoire soliloque pour ceux qui ne se sentent pas suffisamment entendus : les personnes isolées, des personnes socialement écartées ou peu gratifiées, celles qui, pour se soulager de leurs problèmes, souhaitent en témoigner publiquement, celles qui aiment en découdre, et par là même les partisans de toutes causes extrêmes. Chaque internaute vit dans son silo, les « thread conversationnels » sont inexistants ou en tout cas tournent court très vite (4% des échanges sont des réponses sur Twitter France contre 80% de like), la communication s’opère par des phrases sèches et définitives encouragées par la limitation du nombre de caractères (280 en 2024 pour la version gratuite de X, certains internautes toutefois enchaînent les tweets), des interjections indignées, dénonciatrice ou approbatrices, et bien entendu par la rediffusion (commentée par l’internaute) de séquences brèves extraites de l’actualité télévisée : celles qui, en un flash, résument une opinion radicale, ou peuvent susciter une réaction immédiate d’adhésion ou de réprobation.

Ce ping-pong émotionnel fait fuir les internautes habités par une exigence intellectuelle, tout comme ceux qui ont besoin d’espace pour décrire la complexité et les nuances de leur opinion ; ils abandonnent cette foire d’empoigne et recherchent des formats propices à l’approfondissement, fréquentent des espaces de discussion spécialisés, se réfugient vers les podcasts, les nouveaux magazines ou les sites de la presse généraliste.

Cette désertion abandonne Twitter aux internautes galvanisés par la colère et les humeurs tristes. Le réseau fédère leurs sentiments, renforcés par des émoticônes d’approbation (le réseau suggère des cœurs et pas d’émoticône de rejet). Dans cette galaxie d’individus, en quête d’un écho à leurs indignations se forment des sortes de communautés virtuelles d’inconnus entre eux – mais qui peuvent un jour se réunir pour une lancer une action collective comme on l’a vu à l’occasion des mouvements des Gilets jaunes et ou lors des émeutes de juin 2023. Dit autrement, à tout moment, le pouvoir des faibles, coordonnés à travers des liens faibles, la rencontre anonyme dans la galaxie numérique, menace, en maniant les bruits et les fureurs, de déstabiliser le monde ancien – organisé, lui, selon des liens forts (système de valeurs, institutions, hiérarchies organisationnelles, projets politiques ancrés dans le réel).

Le mécontentement et les revendications s’enracinent dans des questions sociales maintes fois identifiées, mais qui sont aujourd’hui filtrées par le prisme des affects : sentiment de déclassement, impression d’être abandonné par l’État, rage contre les élites hyper diplômées, etc.

Comment les insatisfactions se transforment-elles en fureur ? Les réseaux numériques emportent une part dans cette consécration du ressenti comme élément structurant les rapports sociaux, car comme nous l’avons, ce sont des exutoires d’affects Ils font d’ailleurs système avec les autres médias. Les émotions ont depuis bien longtemps envahi la télévision. Plus récemment, elles imprègnent la presse avec l’info fiction où se mêlent éléments actualité et mise en récits romancés. La société s’est largement restructurée avec la psychologisation du social, visible dans les systèmes de communication. Les dirigeants politiques ne peuvent l’ignorer : en tout cas les travaux de sciences humaines axés sur les émotions et la fragilité du citoyen leur rappellent. Cette évolution, qui marque un vrai tournant dans le fonctionnement et la représentation du monde social, comporte sûrement une limite, tant elle menace la sérénité du débat public. Il est souhaitable que la presse et les grands médias n’abdiquent pas (totalement) devant le diktat du ressenti, des affects, et des blessures de l’âme, l’existence de publics fortifiés par une information approfondie et distanciée étant une condition première de la vie démocratique, comme le démontre magistralement Gabriel Tarde.

 

[1] Yann Algan et Thomas Renault, « La France sous nos Tweets », Observatoire du Bien-être du CEPREMAP, n°2027-09, 1er juillet 2024.

[2] Sur la montée des émotions négatives et leur aspect déterminant dans le vote d’extrême droite, on lira aussi Pavlos Vasilopoulos, George E. Marcus, Nicholas A. Valentino et Martial Foucault, « Fear, Anger, and Voting for the Far Right: Evidence From the November 13, 2015 Paris Terror Attacks », Political Psychology, 14 octobre 2018.

[3] Stewart Chau, « À l’heure de la dissolution, une France fatiguée qui oscille entre tristesse et peur », Fondation Jean Jaurès, 26 juin 2024.

[4] Voir aussi Monique Dagnaud, « L’état dépressif, une vulnérabilité française », Telos, 2 avril 2024.

[5] Monique Dagnaud, « Faut-il s’inquiéter du spleen post-covid ? », Telos, 23 décembre 2022.