Le Frexit par la ruse edit
Bien aidée par les outrances d’Eric Zemmour, la candidate du Rassemblement national a réussi sa stratégie de dédiabolisation. Avec l’abandon de la sortie de l’euro, elle offre moins de prise au procès en radicalité et en irresponsabilité économique. Son repositionnement en candidate du pouvoir d’achat, des services publics et de la redistribution en ont fait une candidate respectable. Il faut donc prendre au sérieux son programme. Or ses propositions n’ont pas bougé sur le fond, et elles sont d’autant plus dangereuses qu’elles sont systématiquement formulées en minorant leur potentiel de rupture. Tout comme le discours de puissance et de souveraineté tenu par la candidate ouvre sur son exact inverse : affaiblissement et dépendance.
Sur l’Europe, l’idéologie rattrapée par la réalité
Prenons la question européenne. C’est dans ce domaine que sa conversion a été en apparence la plus marquée. Pourtant lorsqu’on consulte son programme et ses déclarations récentes, c’est une autre musique qu’on entend, celle d’un Frexit masqué. Qu’on en juge.
Marine Le Pen veut protéger les Français et rétablir les conditions d’une concurrence saine, mais elle ne fait guère confiance aux contrôles douaniers aux frontières de l’Europe, c’est pourquoi elle propose de recruter 20 000 douaniers (c’est à dire plus que doubler leur nombre) pour les poster aux frontières avec l’Espagne, l’Italie, l’Allemagne. Avec ces contrôles aux frontières qui ne répondent à aucun besoin réel, c’est le marché unique qui est visé. Et ce sont les entreprises françaises qui en seraient les premières victimes. Si l’on veut imaginer l’impact du renouveau douanier de Mme le Pen, il suffit de se référer à l’expérience du Brexit : c’est côté britannique que l’on souffre le plus des perturbations des échanges et des coûts bureaucratiques induits par le rétablissement des contrôles aux frontières.
Marine Le Pen n’apprécie guère que la France soit un contributeur net au budget européen : elle veut s’octroyer le droit souverain de baisser notre contribution. Ce sont les politiques communes et leur financement qui sont ainsi ciblés. Mais aussi l’idée même de l’Europe : car si la France baisse sa contribution, qu’est-ce qui empêche les Pays-Bas et l’Allemagne d’en faire autant ? Une autre issue est, plus simplement, d’affaiblir la position française face aux autres Européens. Étrange façon de penser notre influence.
Marine Le Pen veut recouvrer la souveraineté nationale qui passe à ses yeux par la supériorité de l’ordre juridique national par rapport aux normes communautaires et elle veut inscrire cette supériorité dans la constitution. C’est le fonctionnement même de l’Union qui serait paralysé par la capacité donnée à chaque pays membre de faire prévaloir son ordre juridique national.
Mme Le Pen proteste de sa bonne foi : qui pourrait critiquer la supériorité de la Constitution française sur des directives communautaires ? Et de donner comme exemple la mise en œuvre de sa politique de préférence nationale en matière de prestations sociales. Avec cet exemple Mme Le Pen confirme son projet politique discriminatoire à l’égard des étrangers vivant et travaillant sur notre sol mais elle vide aussi ce faisant l’une des quatre libertés communautaires à savoir la libre circulation des personnes.
Marine Le Pen ne prône plus le retrait de la zone euro. Mais en minant le marché unique, en paralysant le fonctionnement communautaire, en privant l’Union d’une partie de ses ressources, en affirmant la primauté du droit national, la candidate du Rassemblement national programme la prochaine crise européenne.
Du reste les marchés ont réagi immédiatement à la perspective, même ténue, de son élection, en majorant le risque politique dans leurs perspectives de marché et même dans les spreads de taux avec l’Allemagne.
Imaginons un instant qu’armée d’un tel programme Marine Le Pen parvienne au pouvoir : la crise européenne serait immédiate, mais la France en serait la première victime. Même protégée par l’euro, elle paierait au prix fort la moindre errance. Ce n’est pas exagéré de dire que l’arrivée au pouvoir d’une dirigeante d’extrême droite hostile à la construction européenne serait un tremblement de terre.
En matière économique et financière les évolutions se traduiraient par un renchérissement de la dette et une perte de crédit de la signature France. Pour nos partenaires qui jusqu’ici acceptaient que la France diffère les mesures de retour à la maîtrise de la dette et des Finances publiques, l’annonce de la mise en œuvre de l’une quelconque de ces mesures serait un casus belli. Les négociations aujourd’hui engagées pour faire évoluer les règles du Pacte de stabilité seraient arrêtées.
La France qui aujourd’hui emprunte à des taux réels négatifs subirait rapidement une hausse des taux au moment où la tendance est déjà à la hausse. Pour un pays qui a du mal à maitriser la dépense publique et dont la dette tourne autour de 115% du PIB ce serait un choc économique. Nous marchons sur le fil.
La semaine dernière, les marchés financiers rattrapés par le risque ont sanctionné les valeurs bancaires, accru les spreads de taux et reconsidéré le risque euro. Mme Le Pen a immédiatement réagi en affirmant qu’elle réitérait son engagement européen, qu’elle ne remettait pas en cause les politiques et les normes européennes… mais qu’elle maintenait sa proposition centrale de supériorité de la Constitution française par rapport aux normes juridiques européennes. Cette déclaration dévoile la vraie nature du changement du Rassemblement national en matière européenne : pas de Frexit claironné mais un Frexit de fait par rejet des logiques des engagements et des règles européennes. Et au total un pays qui se met dans la main des marchés.
Une France isolée et affaiblie, minant de l’intérieur une Union européenne qui est pourtant son principal outil en matière de politique monétaire et commerciale : cette absurdité est au cœur du programme de Marine Le Pen. C’est d’autant plus troublant que la même logique serait à l’œuvre dans les domaines de la sécurité et des relations internationales.
Une France isolée et sans défense face aux entreprises totalitaires
L’invasion de l’Ukraine par la Russie poutinienne est un parfait révélateur du danger extrême que ferait courir à la France l’élection de Marine le Pen du double point de vue de sa sécurité et de sa place dans l’ordre international.
Marine Le Pen a certes condamné l’invasion de l’Ukraine par la Russie poutinienne. Elle a, après avoir hésité, qualifié le massacre de Bouchta de crime de guerre. « Ces faits sont inadmissibles, c'est une véritable barbarie, a-t-elle déclaré. Ceux qui sont responsables devront être lourdement condamnés moralement et diplomatiquement ». Mais quelles conséquences politiques tire-t-elle des découvertes macabres faites dans cette ville et ailleurs en Ukraine ? La veille, encore, sur France 2, à la question : « Vladimir Poutine peut-il redevenir un allié de l’Occident ? » elle répondait : « Oui, bien entendu, quand la guerre aura pris fin », affirmant vouloir donner la priorité au principe de réalité sur les considération d’ordre moral. La guerre en Ukraine constitue ainsi pour elle une simple parenthèse qui, une fois refermée, permettra de réaliser enfin son projet d’alliance avec la Russie poutinienne. Par la suite, elle rectifiera simplement son propos expliquant qu’il fallait comprendre « la Russie » et non « Poutine ». C’est pourtant bien de Poutine lui-même qu’il s’agit quand on connaît l’histoire de ses relations anciennes avec le maître du Kremlin.
Son projet stratégique demeure donc inchangé, un projet qui consiste pour la France à quitter le commandement intégré de l’OTAN. Son aversion pour cette organisation qui est pourtant le garant de notre sécurité collective en Europe traduit non pas une pensée stratégique, mais un emportement idéologique. L’anti-atlantisme en est la seule boussole, et l’intérêt stratégique de la France, la prise en compte de ses intérêts et alliances de long terme, passe au second plan.
Il faut insister sur la résistance de cette vision idéologique à l’épreuve des faits. Dans une interview donnée le 1er décembre 2014 à Euronews, elle avouait son admiration pour Poutine : « Oui, J’admire son sang-froid. Car il lui est mené une guerre froide par l’Union européenne sous l’impulsion des Etats-Unis qui défendent là des intérêts qui leur sont personnels. Ce qui est assez pénible. J’admire qu’il ait réussi à rendre à une grande nation qui a été tout de même humiliée et persécutée pendant soixante-dix ans une fierté, une joie de vivre. Voilà. Je pense qu’il y a des choses qui sont à regarder avec un œil positif ou au moins avec un œil impartial. » On sait ce qu’il en est aujourd’hui : une Russie affaiblie par sa propre classe dirigeante aveuglée par l’idéologie et la haine de l’Occident, une Russie qui se révèle au grand jour comme l’agresseur et non l’agressé. Mais le programme du RN reste inchangé.
Au chapitre « Défense », alors que l’armée de Vladimir Poutine est en train de détruire l’Ukraine, on peut encore lire : « Sans crainte des sanctions américaines, il sera recherché une alliance avec la Russie sur certains sujets de fond : la sécurité européenne qui ne peut exister sans elle, la lutte contre le terrorisme qu’elle a assurée avec plus de constance que toute autre puissance, la convergence dans le traitement des grands dossiers régionaux impactant la France. »
Face à la Russie poutinienne, l’Europe et les États-Unis ont cherché à éviter l’escalade en concentrant leur action sur les sanctions économiques. Un moyen efficace d’exercer une puissance sans aller jusqu’à l’engagement militaire. Or Mme Le Pen ne croit pas aux sanctions. Le 24 mars 2017, elle était reçue par Vladimir Poutine au Kremlin en pleine campagne présidentielle française. Elle déclarait à cette occasion : « Nous ne croyons pas dans une diplomatie de menaces, de sanctions ou dans une diplomatie de chantage que l’Union européenne, malheureusement, applique de plus en plus contre la Fédération de Russie et contre ses propres membres », répétant très exactement le discours du chef du Kremlin. Marine Le Pen valide ainsi le mythe construit par Poutine depuis plus de dix ans, celui d’une Fédération de Russie dans la position d’agressée, humiliée par les Occidentaux depuis l’éclatement de l’URSS en 1991, menacée par l’élargissement à l’Est de l’OTAN ou de l’Union européenne. Le 11 février 2022 à Toulon, douze jours avant l’offensive russe, elle déclarait encore que « l’OTAN n’est plus cette alliance qui protège l’Europe de l’armée rouge, mais une organisation belliciste dont les élargissements successifs visent moins la protection des pays européens que l’encerclement dangereux de la Russie », s’alignant ainsi sur le discours poutinien d’une Russie menacée.
Sa reconnaissance forcée de la barbarie poutinienne ne l’a pas conduite à modifier sa ligne stratégique, ni sur l’OTAN, ni sur les sanctions imposées à la Russie et sur son refus de livrer des armes à l’Ukraine. Sa vieille admiration pour Poutine l’empêche d’appréhender la réalité du régime. À travers ses lunettes idéologiques, elle ne peut percevoir l’homme qu’est Poutine ni la nature de son projet. Elle refuse de voir en lui un dictateur. Pour elle, il est authentiquement russe et on ne peut le juger avec nos normes occidentales. Elle estime que la Russie a le sentiment justifié de ne pas obtenir de notre part le respect qu’elle est en droit d’attendre, s’agissant d’une grande puissance. De même qu’une certaine droite française voyait en Hitler dans les années trente le porteur d’un monde nouveau, d’une Europe nouvelle, elle est impressionnée par Poutine, espérant, comme cette droite jadis, trouver dans l’Europe nouvelle en construction une place pour la France. Elle aspire à un nouvel ordre international où la France serait un allié privilégié de la Russie poutinienne, ce qu’elle nommait en 2017 un monde nouveau incarné par Trump et Poutine.
Marine le Pen n’a pas compris que la Russie poutinienne est, comme l’étaient l’Allemagne hitlérienne et la Russie stalinienne, un État totalitaire, un impérialisme agressif, contre lequel il faut se protéger. Elle n’a pas compris qu’une sortie de l’OTAN en échange de l’alliance russe laisserait la France sans défense et isolée, et que la Russie ne cherche pas tant à nouer de nouvelles alliances qu’à affaiblir ses concurrents et ses voisins.
Incompréhension et naïveté. Comment, face à ce danger, laisser la gestion de notre sécurité collective en de telles mains ? Comment ne pas comprendre que pour les pays européens, il ne peut y avoir avec Poutine que soumission et non pas alliance ? Que Poutine ne comprend que les rapports de force, comme Hitler et Staline. Qu’en voulant faire de l’Ukraine un « Etat-tampon » entre la Russie et l’OTAN, elle laisserait les Ukrainiens à la merci d’une Russie pour laquelle, comme l’exprimait récemment un éditorial diffusé par l’agence de presse d’État russe RIA Novosti, « une partie importante des masses populaires [d’Ukraine] sont des nazis passifs, des complices », et que, en conséquence, « l’élite [ukrainienne] doit être liquidée parce que sa rééducation est impossible [et que] la partie du peuple qui la soutient devra vivre l’épreuve de cette guerre comme une expiation ». Une solution finale en quelque sorte.
Comment envisager sans trembler que Marine Le Pen pourrait, en tant que présidente de la République, « protéger » notre pays en abandonnant la seule alliance capable aujourd’hui de sauvegarder notre indépendance et nos libertés, en l’occurrence l’Alliance atlantique, au profit d’une alliance avec un État totalitaire et agressif ! Protéger notre indépendance en se mettant dans les mains de Poutine, comment pourrions-nous envisager que la France puisse commettre une telle folie ?
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