Mémorial dans la guerre des mémoires edit
Interdite en Russie, l’association Mémorial a reçu le prix Nobel de la paix 2022, en partage avec Ales Bialiatski militant biélorusse des droits de l’Homme emprisonné et le Centre Ukrainien pour les libertés civiles. L’attribution du prix Nobel en 2022 ne récompense pas uniquement un travail de fond sur la mémoire, il est aussi emblématique de toute l’évolution de l’après-URSS jusqu’à l’invasion de l’Ukraine aujourd’hui. De fait c’est en combattant une conception galvaudée de l’histoire russe, celle-là même qui invoque aujourd’hui la dénazification de l’Ukraine pour la détruire, que le travail banni de Mémorial prend aujourd’hui tout son sens.
Le confondateur de Mémorial, l’historien dissident Arseni Roginski (1946-2017), avait été arrêté en août 1981 et condamné à quatre ans de camp pour avoir « forgé des documents » et d’en avoir transmis à des « publications antisoviétiques à l’étranger ». Sa dernière déclaration devant le tribunal fut un discours sur « La situation d'un historien en Union soviétique », qui évoquait l’importance des archives historiques.
Après avoir servi sa peine, avec l’arrivée de Gorbatchev Roginski initia en 1987 Mémorial, constituée officiellement en 1989 comme association avec l’appui d’Andreï Sakharov (prix Nobel de la paix 1975). En 1991 Mémorial comptait plus de 100 000 membres. L’objectif initial était de documenter les répressions de masse en Union soviétique. Mais peu à peu, Mémorial s’est érigée en véritable institution culturelle de sauvegarde de la mémoire et de remise en question de l’histoire officielle.
En URSS, la recherche historique s’était toujours heurtée aux raisons d’Etat en imposant une vision de l’histoire. L’écriture de l’histoire ne s’appuyait pas sur une lecture critique des documents ou des faits, mais servait à instrumentaliser cette conception. En 1931, plus d’une centaine d’historiens avaient déjà été déportés ou mis au pas, à l’instar de l’historien marxiste Pokrovski victime lui aussi de l’épuration. Le clivage décrété par l’Etat-Savant entre « science bourgeoise » et « science prolétarienne » justifia non seulement de violentes campagnes idéologiques sous Staline mais aussi la disparition dans les camps de toute une génération d’historiens. Des ouvertures timides et contrastées voient le jour après 1960 dans les sciences sociales jusqu’à la stagnation brejnévienne. Dans les années 1970-1980, la publication clandestine des recueils Pamiat (la Mémoire) grâce à une poignée d’historiens dissidents permit de reconstituer une mémoire confisquée à partir de relectures d’archives exhumées, notamment autour de la question taboue du Goulag. La revue Pamiat fut le terreau fondateur de Mémorial. Il fallait alors faire parler cette « zone de silence » verrouillée par l’Etat-Parti et entretenue par l’historiographie officielle. Nombre de ces documents, issues souvent d’archives privées, concernaient l’histoire du Goulag, cette vaste zone de non-droit où furent relégués 26 millions d’individus de tous pays après 1923. Mémorial réhabilitait une conception inédite de l’histoire par le bas, celle de ces millions d’anonymes et exclus de l’histoire. Mémorial a permis de retrouver et d’indexer les noms des 2 614 978 victimes de ces camps. Soljenitsyne avait déjà contribué à cette histoire monumentale dans son entreprise clandestine et collective à partir de témoignages recueillis clandestinement dans les trois tomes de l’Archipel du Goulag publié pour la première fois en russe à Paris en 1973. Mais la tâche restait immense et multiforme. Mémorial développe une conception plus militante de l’histoire, mobilisant une centaine de réseaux actifs en régions. Ses premières actions sont d’ailleurs marquées le 30 octobre 1989 par une chaîne humaine de milliers d’individus à Moscou dénonçant la répression stalinienne devant l’immeuble de la Loubianka siège alors du KGB. Puis après la chute de l’URSS en août 1991, cette même chaîne déboulonna devant la Loubianka la statue de Dzerjinski, fondateur en 1917 de la police politique la Tchéka, devenue aujourd’hui le FSB. Après une courte période d’ouverture jusqu’à l’arrivée de Poutine en 1999, Mémorial s’occupe activement de la publication des archives d’Etat et des documents classifiés sur le stalinisme. Elle recueille les témoignages des familles et des victimes des camps, les aide juridiquement, anime des débats dans toute la Russie, développe des projets de musée ou de lieux de mémoire, diffuse des publications ou les met en ligne. Malgré l’absence au début de véritables relais d’historiens professionnels, Mémorial contribua à mobiliser une partie de la société civile et une pluralité de sources. Il s’agissait de mettre en lumière grâce à des chercheurs venus de l’étranger les enjeux de cette nouvelle histoire. De nombreuses publications historiques traduites en russe voient alors le jour.
Interprétations divergentes de l’histoire
Ces enjeux sont politiques, mais aussi identitaires, en porte-à-faux avec l’histoire nationaliste qui prend son essor après l’arrivée de Poutine.
Depuis deux décennies le pouvoir a basculé vers l’instrumentalisation d’une histoire patriotique et anti-occidentale, soutenue par l’Eglise orthodoxe, magnifiant les symboles du tsarisme sans toutefois toucher à ceux du léninisme. La fête traditionnelle de la révolution d’Octobre le 7 novembre est remplacée par une fête de l’Unité le 4 novembre. Le 9 mai reste la fête de la Victoire de 1945 tandis qu’on restaure l’hymne soviétique de 1944 avec des paroles renouvelées. L’invasion de l’Ukraine le 24 février n’est pas choisie par hasard, venant juste après la fête des défenseurs de la Patrie le 23 février. Si l’histoire avant 1991 devait sacraliser l’Etat-Parti, elle doit maintenant au prix de toutes confusions sanctifier la spécificité d’une voie russe. Le travail de Mémorial s’efforce à l’inverse de décrypter toute une série de mythes entretenus par l’héritage du stalinisme, de la grande terreur de 1937 au pacte Germano-Soviétique de 1939. Cette période devient un autre point de clivage sur l’interprétation à donner à la Grande Guerre Patriotique (1941-1945) qui minimise le pacte Germano-Soviétique, l’annexion de la Pologne orientale et des pays Baltes.
Avec la deuxième guerre de Tchétchénie (1999-2009), marquée par plus de 200 000 victimes, le travail devient plus politique lorsque Mémorial enquête avec d’autres ONG sur toutes les exactions russes pour défendre les droits de l’homme. Pour ce travail d’enquête, plusieurs journalistes sont assassinés, dont Anna Politkovskaïa le 7 octobre 2006 à Moscou, puis Natalia Esterimova, responsable de Mémorial en Tchétchénie le 15 juillet 2009 à Grozny. En solidarité, en octobre 2009 le Parlement européen décerne à Mémorial le prix Sakharov pour sa contribution à « la liberté de pensée ». Mais parallèlement l’étau se resserre tandis que le pouvoir poutinien s’efforce d’imposer une nouvelle vision positive du stalinisme comme contribution majeure à la modernisation du pays et à son unification. Le rôle de Staline dans les terreurs est édulcoré au profit de celui de chef de guerre. Nombre d’émissions dans les médias vont entreprendre de le réhabiliter tandis que différents lieux commémoratifs du Goulag seront fermés. La Russie d’aujourd’hui n’en est plus à nier la mémoire des crimes passé : elle cultive désormais la mémoire de la violence de l’Etat, en redécouvrant l’imaginaire stalinien des « peuples punis », repris à son compte par le pouvoir poutinien.
L’histoire officielle russe insiste donc à l’envi sur les crimes des autres, embarquant sa propagande dans une guerre des mémoires. Par exemple, la courte indépendance des républiques démocratiques d’Ukraine (1918-1920) et de Géorgie (1918-1921) est niée ou réduite à des troubles. Dans son discours du 12 juillet 2021, Poutine reprenant ces représentations, légitime l’invasion future de l’Ukraine au nom de l’unité indéfectible des Russes et Ukrainiens dans une réécriture révisionniste de l’histoire.
Face à l’histoire officielle
Le souci reste de réécrire une seule version officielle d’une histoire nationale commune servant les intérêts de la Russie dans ses rapports centre et périphéries. Ce récit national, fondé sur des déplacements et des non-dits, doit permettre de réhabiliter l’idée d’un seul Empire russe. Éludant les thématiques controversées et ignorant la production de savoirs critiques traduits en Russie depuis 25 ans, les manuels scolaires se réécrivent aujourd’hui au profit d’une rhétorique patriotique et militaire. L’histoire est devenue pour le pouvoir un moyen de légitimer, hier en Géorgie comme aujourd’hui en Ukraine, les interventions militaires de la Russie, pour justifier l’appropriation forcée de territoires revendiqués par le passé. C’est ainsi qu’avec la guerre du Donbass et l’annexion de la Crimée, la Russie adopte en avril 2014 une loi « sur la mémoire historique de la seconde guerre mondiale », criminalisant la diffusion de « fausses informations ».
Mémorial est devenue un obstacle à toutes les révisions de l’histoire officielle par le pouvoir autoritaire russe. Déjà en décembre 2008 son siège avait été perquisitionné à Saint-Pétersbourg et nombre de ses archives confisquées. En novembre 2012, une loi contre les « agents de l’étranger » est édictée, rappelant certains termes de la grande terreur de 1937 (quand le « cosmopolitisme » était un motif de suspicion). Toute ONG qui reçoit des dons ou des aides de l’étranger est sommée de se déclarer publiquement comme « agent de l’étranger ». Mais cela ne suffit pas. Mémorial est harcelée puis jugée finalement illégale ; sa liquidation est prononcée par le procureur de Moscou en décembre 2021, ses bureaux saisis et fermés tandis qu’en république de Carélie l’historien du Goulag, membre de Mémorial, Yuri Dimitriev sera condamné à quinze ans ans de camp. Mémorial est interdite car, affirme le Procureur : « Elle dépeint faussement l’URSS comme un Etat terroriste, nous fait repentir de notre passé soviétique au lieu de rappeler notre glorieuse histoire. »
Dans un nouveau climat de guerre, l’accusation pour Mémorial international de contribuer à la « réhabilitation du nazisme » boucle la boucle avec les objectifs de guerre en Ukraine.
Face à l’enrôlement de l’histoire dans les guerres poutiniennes, le prix Nobel de la Paix attribué à Memorial rappelle les enjeux : honorer la mémoire des victimes, mais aussi dégager l’histoire des griffes de la propagande et du mensonge. Memorial est érigée en instance de résistance, rappelant inlassablement la dimension historique et internationale du Goulag tout comme le combat renouvelé contre la terreur totalitaire. Malgré la chappe de plomb, un musée virtuel du Goulag a pu se développer (museum.memo.ru) tandis qu’à l’étranger des réseaux Mémorial ont pris le relais, présidés par l’historien Nicolas Werth. Face à une mémoire occultée, à une histoire tronquée, aux mensonges du présent, Mémorial s’efforce de sauvegarder la fragile vérité du passé.
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