Galériens et olympiens du travail à l’ère numérique edit
La cause est entendue : l’ère du numérique bouleverse le travail. Mais comment ? La bataille de chiffres sur le technological unemployment liés à la robotisation connaît aujourd’hui une accalmie provisoire : pourquoi ? Les débats passionnés sur le thème de « la fin du travail » ont occulté d’autres données tout aussi cruciales. Quels emplois se développent en lien direct avec la révolution numérique ? Comment le rapport au travail évolue-t-il alors que les outils numériques modifient les procédures et les modalités d’exercice des tâches tandis qu’une conception hédoniste « le travail doit être un plaisir » (rappel du slogan culte des hackers des seventies) imprègne à nouveau les esprits ?
La dystopie de la fin du travail
Depuis 2013, une polémique fait rage autour des retombées de la robotisation. Reconnaissons à Jérémy Rifkin la paternité du propos avec son livre La Fin du travail publié en 1995. Mais c’est à partir de l’étude menée en 2013 à l’université d’Oxford par Carl Frey et Michael Osborne, étude faisant valoir que près de la moitié des emplois américains allaient disparaître à horizon de dix ans, que quantité d’économistes lanceurs de chiffres ont engagé la guerre des spéculations.
Quatre ans plus tard, les charmes de ce débat prophétique se sont épuisés. Alors que la croissance mondiale semble repartie (le FMI ne cesse de souffler le froid et le chaud), que la méthodologie utilisée par le duo d’Oxford a été mise à l’épreuve[1], et que d’autres analyses ont été menées, notamment à l’OCDE, prévoyant une disparition, de 9% seulement des emplois américains, dûe à l’automation, les esprits manifestent un certain apaisement. Au fond, sur chaque paramètre – rythme de destruction d’emplois automatisables, transformation des métiers et création de nouveaux emplois – règne une incertitude. Et ce constat place les politiques en première ligne pour réguler les effets de la numérisation de l’économie et créer un environnement favorable à l’investissement et à l’émergence de nouvelles activités.
Les emplois directement liés à la révolution numérique
Les ingénieurs informaticiens sont très convoités sur le marché du travail, mais les effectifs du secteur du numérique ne constituent en France que 4% des emplois du secteur marchand. Les gisements importants d’activités pour l’avenir ne résident pas là. La demande d’experts augmente en effet régulièrement depuis le début des années 2000 – elle a connu une nette accélération de 2000 à 2005, elle atteind aujourd’hui une vitesse de croisière avec une croissance de 2,3% an (pour les ingénieurs), donc supérieure aux autres secteurs[2]. Sur la décade 2012-2022, la création nette d’emplois dans l’informatique devrait excéder les 100 000 postes, quasi exclusivement d’ingénieurs.
Mais cette pression portera sur certaines qualifications : digital planners, web analysts, développeurs, data scientists, spécialistes du cryptage et du design etc., et sur tous les métiers techniques liés aux infrastructures. Dans ce secteur en constante évolution être jeune est un atout. Dans la Silicon Valley, plus qu’ailleurs, la demande pour ces métiers augmente : la croissance des emplois dans l’innovation et les services d’infos a été de 24% de 2010 à 2015, même si elle connaît depuis deux ans un certain tassement.
Ces créations d’emplois projetées par les services statistiques ne représentent cependant qu’une petite partie des retombées directes ou indirectes de la révolution numérique (services aux entreprises), et pour l’essentiel n’ont rien à voir avec elle. Les nouveaux emplois concernent aussi l’éducation et la santé – l’allongement de la durée de vie et la demande de bien-être (emplois liés aux activités récréatives, culturelles et sportives) en sont les moteurs. Les secteurs de la distribution, de l’hôtellerie-restauration, les services d’appui scientifique et technique, bénéficiaires de l’externalisation des entreprises, connaîtront également une croissance forte prévoit France-Stratégie. Certes, les nouvelles technologies reconfigurent toutes les activités, mais les services qui accompagnent la personne humaine tout au long de sa vie dopent nettement plus l’emploi que la recherche dévolue au futur homme bionique…
L’aspiration à l’accomplissement personnel dans le travail
Le triomphe des valeurs de l’hédonisme, soutenues par la culture marchande et la publicité, se traduit aujourd’hui par deux exigences : la quête d’autonomie et la recherche d’un accomplissement personnel dans le travail.
Si les jeunes donnent plus d’importance à la valeur travail que leurs aînés, s’ils s’accordent sur l’idée que travailler constitue le chemin de l’insertion, ils lui assignent unanimement des attentes personnelles (utilité attachée à cette activité, compatibilité avec la vie de famille), et des attentes relationnelles (ambiance de l’entreprise, capacité d’être reconnu et valorisé dans ses compétences). Les attentes matérielles n’ont évidemment pas disparu, mais elles se doublent d’aspirations qualitatives.
Dans ce contexte, les individus adoptent face au travail des stratégies très personnelles, et ce d’autant plus que la sphère numérique encourage l’initiative et la créativité, sans qu’il soit besoin de capitaux pour se lancer – dans un premier temps du moins. Une partie des diplômés s’écarte de l’idée de carrière dans la grande entreprise, et cherche le graal dans la création de start-up innovantes ou, pour un petit nombre, en s’investissant dans l’artisanat (voir mon article sur Le Fooding, symbole du nouvel esprit du capitalisme), ou dans des activités artistiques.
À ces mutations du travail les réseaux sociaux et les blogs apportent leur grain. Ils offrent des opportunités inédites, à mi-chemin entre activité rémunératrice et occupation gratifiante. Autrement dit, ils dégagent l’opportunité de « gagner sa vie en s’adonnant à sa passion » – à condition de rameuter des sponsors comme le font certains youtubeurs, certaines blogueuses de mode, ou des aventuriers de la Van Life, en mettant à disposition de leurs followers des contenus originaux.
Parallèlement se développent les activités, dites ubérisées, sous l’égide de l’économie des plateformes : emplois effectués sous le statut d’auto-entrepreneur (chauffeurs de VTC ou livreurs-coursiers avec 50 000 créations d’emplois au cours des trois dernières années) ; possibilités d’acquérir des revenus ponctuels en usant de son capital disponible (prestataires de Blablacar ou loueurs d’Airbnb) ; possibilité d’effectuer un travail faiblement qualifié et (mal) rémunéré en bricolant sur le Net (services de micro travail comme Mechanical Turk d’Amazon, qui consiste à recadrer une photo, organiser des playlists, etc.).
Face à la polarité de l’emploi, celle des inclus d’un côté et celle des précaires de l’autre, s’est installée une zone grise où les frontières du travail sont poreuses et où se dissocient les notions d’activité, d’emploi (salarié et/ou indépendant) et de revenus. Cette zone est empreinte d’ambiguïté. Elle offre à certains une planche de salut, leur offrant un rêve de rattrapage social qu’elle leur donne parfois la possibilité de réaliser.
Le nouveau mythe de l’emploi indépendant
Tous ces derniers exemples font appel à l’imaginaire de l’emploi indépendant – pour ceux qui peuvent aspirer à une place dans le monde des grandes ou petites entités économiques, mais aussi pour ceux qui sont écartés de l’emploi, faute de diplôme et d’entregent.
Cette aspiration à l’autonomie dans le travail recouvre à la fois un choix d’activité et une modalité pour l’exercer. Combien de personnes aspirent à cette indépendance ? Si l’on s’appuie sur les données concernant le statut, 11% des actifs français appartenaient à la famille des indépendants en 2011 : ce chiffre semble modeste mais il a connu une forte augmentation au cours des dix dernières années. Plusieurs études internationales dont un rapport McKinsey en 2016, font état de l’essor du travail indépendant.
Parallèlement, la nouvelle économie autorise un autre type de flexibilité, celle choisie par les hypers diplômés dont les marges de manœuvre face à l’emploi ne cessent de s’élargir. Souvent « dissidents » des grandes entités économiques, ils jouissent, en indépendants, de l’autonomie et du bonheur au travail promis par la révolution numérique, qu’ils dirigent des petites entités innovantes et performantes, et/ou qu’ils vendent très cher leur expertise. Ceci leur permettant fréquemment d’alterner, à leur gré, périodes de travail et périodes de loisirs, ou de cumuler plusieurs casquettes : experts, managers et intellectuels d’un style nouveau – aptes à poser des passerelles entre différents univers, notamment l’entrepreneuriat, les médias et la recherche. Les héritiers de la culture hédoniste, les olympiens, ce sont eux.
[1] Ils ont raisonné par profession et non par tâche effectuée (Note de France-Stratégie de 2016)
[2] Prévisions de la DARES et de France-Stratégie
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