«Agent étranger»: le retour discret du totalitarisme edit
Depuis une douzaine d’années, la pression sur la société civile en Russie n’a cessé d’augmenter. Les autorités multiplient des mesures pour restreindre les droits et les libertés des citoyens, nettoient le terrain des opposants et des acteurs sociaux indésirables. Défenseurs des droits de l’homme, journalistes, hommes politiques, activistes et militants de tout bord se voient interdire leur profession comme leurs activités civiques, sont contraints de quitter le pays, certains étant assignés à résidence, d’autres emprisonnés comme dans l’Union Soviétique d’antan bien que le contexte ait beaucoup évolué depuis 1991.
Ce processus progressif de restriction de l’espace public se traduit dans des faits concrets, souvent d’une violence spectaculaire mais réelle (interdictions, dissolutions, saisies, arrestations, lourdes peines d’emprisonnement qui vont, depuis la nouvelle législation de 2022, jusqu’à 25 ans).
Mais il s’accompagne aussi de phénomènes moins retentissants ou moins visibles, affectant la pratique discursive : modification du vocabulaire, omissions, euphémismes, néologismes, etc. Il en va, notamment, de mots dévalorisants sinon péjoratifs pour désigner ceux qui s’opposent au régime, critiquent ou contestent sa politique. Contrairement aux autres désignations courantes dans le discours public héritées du stalinisme (« acolyte », « complice », « affidé », « cinquième colonne », « traître à la nation », etc.), l’étiquette « agent étranger » a comme particularité d’être devenue un terme officiel trouvant sa place aujourd’hui dans les actes législatifs et le code pénal. Mais que recoupe-t-elle vraiment ?
Nous et les Autres
Dans l’histoire de la Russie puis, après 1922, de l’URSS, le statut de l’étranger relevait de connotations toujours ambigües. À la fois haï et adulé, l’étranger est devenu peu à peu dans l’histoire soviétique un « étrange étranger »[1]. Cette conception s’est construite sur un mode quasi binaire, opposant l’étranger sous deux aspects : il est d’abord, factuellement, иностранный (« du pays autre ») c’est-à-dire зарубежный ou заграничный (« hors frontière ») et du чужой (« étranger ») ou même чуждый. Mais l’étranger réfère aussi à la vision soviétique de « Nous et les Autres » renvoyant à celui, « radicalement extrinsèque, dont la nature est étrangère, inassimilable, voire hostile ».
Dans un pays qui a cultivé jusqu’à l’obsession l'idée d'une menace extérieure, l’altérité associée aux pays étrangers reboucle ainsi sur un statut d’étranger à sa propre société. Cette étrangéité de l’intérieur a trouvé une première expression pendant la période révolutionnaire, avec la formule spécifique « ennemi du peuple » apparue en Russie pour la première fois dans le décret du 11 décembre 1917 signé par Lénine, Trotski et Staline. Elle fut largement employée pendant les répressions bolchéviques d’après 1918. Elle figura ensuite officiellement dans l’article 58 du code pénal de l’URSS pour permettre d’inculper les personnes soupçonnées d’activités contre-révolutionnaires et disqualifier divers groupes sociaux ou individus, tels que famille impériale, aristocratie, bourgeoisie, clergé, entrepreneurs, koulaks, anarchistes, monarchistes, sociaux-démocrates, mencheviks, trotskistes, etc. De 1921 à 1953, selon les sources officielles, 3 777 380 personnes furent condamnées sous ses dominations, souvent sans procès, dont 642 980 à la peine capitale, parallèlement à l’édification des camps de travail qui accueillirent après 1923 plus de 20 millions d’individus. Dans l’après-guerre (1945-1953), cette pratique de désignation – élargie à l’échelle nationale avec ses ravages conséquents lors de la campagne de lutte contre le « cosmopolitisme apatride » et le « procès des blouses blanches » à l’encontre des médecins juifs à la fin de l’époque stalinienne – favorise la constitution de toute une couche de population tenue pour paria, pour conduire aux purges massives dans tous les secteurs de la société.
L’appellation « ennemi du peuple » a fait son retour. Elle est employée de plus en plus fréquemment dans le discours public, y compris par des personnalités officielles. Ainsi, en avril 2023, Andreï Gouroulev, député de la Douma (chambre basse du parlement), membre de la commission parlementaire de la Défense, juge nécessaire de revenir à la notion d’« ennemi du peuple » en attribuant ce statut à tous ceux qui feraient du sabotage et souhaiteraient la défaite de la Russie dans la guerre en Ukraine[2].
Peu de temps auparavant, le 16 mars 2022, dans une intervention lors d’une réunion des principaux dirigeants du gouvernement, des plénipotentiaires présidentiels dans les districts fédéraux et des chefs des régions russes, Vladimir Poutine redéfinit la notion d’« étrangéité idéologique », se répandant en invectives acerbes contre certains membres de l’élite russe : « Ils [l’Occident collectif] essaieront de parier sur ce qu’on nomme la cinquième colonne, sur les traîtres à la patrie, sur ceux qui gagnent de l’argent ici dans notre pays mais vivent là-bas, et “vivent” non pas même au sens géographique du terme, mais par leurs pensées, par leur conscience d’esclave. […] L’Occident collectif tente de diviser notre société en spéculant sur les pertes de guerre, sur les conséquences socio-économiques des sanctions, en essayant de provoquer une confrontation civile en Russie et cherche à atteindre son objectif en utilisant sa “cinquième colonne”. Et le but est la destruction de la Russie, comme je l’ai déjà dit. Mais toute nation, et en particulier le peuple russe, sera toujours capable de distinguer les vrais patriotes des canailles et des traîtres et les recrachera simplement comme un moucheron qui se serait accidentellement introduit dans sa bouche, les recrachera sur le trottoir. Je suis convaincu que cet autonettoyage naturel et nécessaire de la société ne fera que renforcer notre pays, notre solidarité, notre cohésion et notre capacité à relever tous les défis »[3].
En russe, l’expression иностранный агент (« agent étranger ») renvoie donc à une forte connotation négative, associée au climat paranoïaque d’espionnage des années 1930 et à celui de l’époque de la guerre froide. Un locuteur russe d’aujourd’hui y sous-entend l’expression consacrée d’« agent d’un service de renseignement étranger ». Négativement sont aussi connotés les mots de la même racine, comme, par exemple, le substantif агентура (« réseau d’agents ») et l’adjectif агентурный (« relatif au réseau d’agents »). Dans le contexte actuel de la guerre en Ukraine marquée par une radicalisation du nationalisme et du chauvinisme, l’« étranger » suscite la suspicion sinon la méfiance, et la personne désignée comme « agent étranger » est considérée comme hostile, voire dangereuse. Ainsi, la peur ancestrale de l’étranger fait voir en elle un ennemi potentiel et cette vision, récupérée, réactivée et en quelque sorte légitimisée par l’idéologie poutinienne, permet les pires extrapolations. Selon les données du VTsIOM (Centre Panrusse d’étude de l’opinion publique) du 28 juin 2022, près de 30% de Russes jugeaient cette catégorisation toujours acceptable [4].
Arsenal législatif et outil de guerre
La loi qui l’introduit a été mise en œuvre en réponse aux manifestations contre le retour de Vladimir Poutine à la présidence lors de l’élection présidentielle de 2012 et avait été conçue pour limiter les organisations et associations indépendantes. Ce projet de loi avait été alors présenté par le parti au pouvoir « Russie unie » puis promulgué par Poutine en juillet 2012. Dix ans donc avant l’invasion de l’Ukraine, la Russie nettoie méthodiquement son espace public. On peut y interdire l’association Mémorial en charge de la mémoire des prisonniers du Goulag, accusée d’être « agent de l’étranger », mais paradoxalement continuer à éditer les écrivains du Goulag, de Chalamov à Soljenitsyne, dont tout récemment les six volumes de Guéorgui Démidov.
Après 2013, la loi va viser tout un ensemble d’ONG : les organisations russes à but non lucratif, à l’exception des entreprises publiques et municipales, pouvant être déclarées agents étrangers si elles participent à des activités politiques en Russie et reçoivent des fonds de sources étrangères. L’activité politique est ici définie comme tout exercice d’influence sur l’opinion publique et la politique publique, y compris l’envoi de pétitions.
En 2014, ce fichier répertorie onze ONG, en 2017 – 102, actuellement 81 dont la Fondation anti-corruption, le Centre Levada (seul institut de sondage indépendant de Russie), Mémorial (la plus ancienne organisation de défense des droits humains de Russie fondée officiellement dès 1989 à l’initiative d’Andrei Sakharov avec l’appui de Gorbatchev, interdite depuis et nommée Prix Nobel de la Paix en 2022 ), Transparency International, Agora (association des avocats et des juristes défenseurs des droits de l’homme), Vague écologique de Baïkal, WWF (Fonds Mondial pour la Nature), Grajdanskoïe sodeïstvié (Assistance civile – organisation caritative d’aide aux réfugiés et personnes déplacées), Za prava tcheloveka (association pour les droits de l’homme), Rouss sidiachtchia (Russie emprisonnée – défense des détenus russes), le Centre Sakharov, le Centre écologique de Sibérie, Sova (centre d’information et d’analyse étudiant xénophobie, nationalisme, rapports de la religion et de la société), l’Union des comités des mères de soldats, la Glasnost Defence Foundation, le centre Non à la violence.
Après 2017, la loi fédérale 327 du 25 novembre s’attaque plus directement aux médias déjà mis sous la coupe du pouvoir depuis 2002 après l’arrivée de Poutine avec la mise à l’écart de différentes chaînes de télévisions ou journaux dirigées alors par des oligarques, opposés au pouvoir (ORT et Nezavissimaya Gazeta financés par Berezovski, NTV et Echo Moscou fondés par Goussinski… tous deux réfugiés ensuite à l’étranger). Avec la nouvelle loi, toute personne morale étrangère distribuant des documents imprimés, audio ou audiovisuels peut désormais être déclarée « média étranger » exerçant les fonctions d’« agent étranger » même si cette personne morale n’a pas de succursales ou de bureaux de représentation en Russie. Depuis 2021, un média financé de l’extérieur de la Russie peut être désigné comme « agent étranger » pour la publication de matériel en russe, même s’il ne s’agit pas d’une activité politique. Actuellement, le registre inclut 71 médias dont les stations de radio Voice of America, Deutsche Welle, Radio Free Europe/Radio Liberty, ainsi que les médias russes Kavkaz réalii, Crym réalii, Sibir réalii, the Insider, le site Meduza, la chaîne de télévision Dojd.
La loi fédérale 426 du 2 décembre 2019 sur les médias est élargie afin d’inclure les particuliers : citoyens russes, citoyens étrangers, apatrides. Une personne physique peut être désignée comme « agent étranger » si elle distribue un matériel d’un média étranger remplissant les fonctions d’un « agent étranger » (par exemple, dans les réseaux sociaux aujourd’hui sous surveillance) et reçoit un financement de sources étrangères (par exemple, un salaire d’une entreprise internationale). Dorénavant, sont visées non seulement les publications des organisations à but non lucratif déclarées « agent étranger », mais également les publications de ses fondateurs, dirigeants, membres, employés. Le fichier inclut 241 personnes, dont un bon nombre de journalistes d’investigation. Les individus peuvent également être déclarés « agent étranger » pour leur activité politique (loi fédérale 481 du 30 décembre 2020). L'activité politique est alors définie comme toute exercice d’influence sur l’opinion publique, qu’il s’agisse même de publications sur les réseaux sociaux ou de l’envoi de requêtes et de pétitions. Déjà en mai 2016, d’après le rapport du ministère de la Justice publié par le quotidien économique Vedomosti, critiquer la loi sur les « agents étrangers » était qualifiée également d’activité politique. Un fichier dans ce cadre dénombrait alors 62 personnes : politiciens, juristes, militants civiques, mais également enseignants, scientifiques, artistes.
Dans ce processus de contrôle et de restriction de l’espace public, entrepris déjà bien avant l’état de guerre, la loi s’en prend en 2020 aux associations non constituées en personne morale dont Golos (surveillance des élections), OVD-info (lutte contre la persécution politique et les brutalités policières à l’encontre des manifestants civiles), Réseau LGBT, Vesna (mouvement de la jeunesse démocratique), Comité russe contre la torture, Roskomsvoboda (Comité russe liberté), Feministskoïé antivoennoïe soprotivlenie (Résistance féministe anti-guerre). Le registre inclut alors dix-neuf ONG. Ces modifications, précisées dans la loi fédérale (481) du 30 décembre 2020, prévoient la possibilité de désigner une association publique sans statut de personne morale comme « agent étranger » au même titre que des organisations à but non lucratif.
En 2021, la loi est élargie pour inclure les citoyens russes signalant ou partageant des informations « sensibles », liées aux services de l’armée et de la sécurité. Le FSB (service de renseignement intérieur russe héritier de l’ancien KGB), publie alors un document (instruction 379 en date du 28 Septembre 2021) définissant une soixantaine de sujets concernés – corruption dans l’armée, développement de nouvelles armes, moral des troupes, nombre de morts, etc., – qui peuvent valoir à un journaliste le statut « d’agent étranger » s’il enquête sur ces questions. Grâce à une dernière loi fédérale 255 du 14 juillet 2022, promulguée après l’invasion de l’Ukraine, toute personne menant une activité de près ou de loin politique et « qui bénéficie d’un soutien étranger ou se trouve sous influence étrangère » peut être considérée comme « agent étranger ».
Depuis le 1er décembre 2022, le ministère de la Justice regroupe toutes ces informations en un seul registre d’« agents de l’étranger » qui dénombre 647 noms et contient les données personnelles des personnes concernées : adresses, numéros fiscaux ou numéros de sécurité sociale. Au 21 juillet 2023, un autre fichier ad hoc est créé pour les personnes cette fois « affiliées aux agents étrangers », ceux ayant participé ou participant à ces organisations d’« agents étrangers ». Ce fichier compte environ 861 noms susceptibles de subir les mêmes restrictions[5] .
Tout cet arsenal juridique a contribué à renforcer progressivement le poids des services de renseignement et de défense dans l’ensemble d’un dispositif répressif déjà bien rodé [6].
Interdits et obligations
Il est interdit aux « agents étrangers » et aux « affiliés » d’avoir un financement d’État pour réaliser leur activité artistique ou pédagogique, de participer à l’enseignement, l’instruction ou l’information aux mineurs, de participer aux travaux et services pour les besoins municipaux et fédéraux. Ils n’ont pas le droit d’être fonctionnaires, d’entrer dans des commissions électorales, d’organiser des manifestations publiques, d’exercer les fonctions d’observateur électoral, d’expert législatif, de candidater à des commissions publiques de surveillance ou d’exercer d’autres fonctions publiques. Ces interdictions professionnelles rappellent les campagnes menées en 1980 contre les « refuzniks », comme ceux qui souhaitaient quitter l’URSS pour Israël à une époque où justement Vladimir Poutine était en charge de ces dossiers à Léningrad en tant que lieutenant du KGB.
Les « agents étrangers » d’aujourd’hui sont obligés de signaler leurs publications en commençant leurs déclarations orales par une mention avertissant qu’elles proviennent d’un « agent étranger ». Soumis à de nombreuses procédures fastidieuses, ils sont contraints de subir des audits approfondis, notamment de présenter le détail, tous les trois mois, de l’intégralité de leurs dépenses et de leurs revenus, en indiquant les coordonnées des organismes et des personnes concernés par ces opérations financières. Nombre d’ONG sont ainsi soumises à un harcèlement continu.
Les personnes dérogeant à cette loi – ou accusées d’y déroger (les tribunaux daignent rarement prendre cette nuance en considération) – encourent de sévères sanctions allant d’amendes élevées à la dissolution de l’organisation, voire à l’emprisonnement. Aux humiliations et contraintes bureaucratiques, succèdent sanctions financières et poursuites judiciaires, envers tous ces nouveaux « agents étrangers ».
Le processus d’assignation tout comme le procédé de désignation ont été simplifiés pour pouvoir décider en urgence. Aucun tribunal n’est aujourd’hui requis et une seule demande du ministère de la Justice suffit pour déclarer une personne ou une organisation « agent étranger » ou « affiliée ». De cette manière le centre Sakharov, dernier pilier de la défense des Droits de l’Homme et musée à Moscou consacré au prix Nobel de la paix 1975, a été purement et simplement interdit puis fermé en août 2023. Les critères de la répression sont aujourd’hui extrêmement larges et flous, allant de la réception effective de bourses étrangères à la « participation à une conférence internationale avec hébergement aux frais de l’organisateur », au « don d’amis ou de parents vivant à l’étranger » ou encore au transfert de fonds propres à partir d’un compte propre en devises étrangères.
Pour être indexé dans le fichier, il n’est pas nécessaire d’« avoir un financement ou un soutien étranger ». « L’influence ou la pression » non spécifiée de certains acteurs étrangers suffira. Ainsi, en juin 2023, l’homme politique Lev Chlosberg se voit coller l’étiquette pour « avoir subi l’influence d’autres personnes » préalablement déclarées « agents étrangers », le parquet de Pskov n’ayant pu fournir d’ailleurs aucune preuve de cette influence[7].
Mais nombre d’« agents étrangers » ou « affiliés » continuent leur activité médiatique sans apposer leurs publications du label imposé. Pour ne pas enfreindre la loi, quiconque souhaite citer un document ou évoquer un organisme ou une personne doit préalablement consulter ce fichier pour s’assurer de l’irréprochabilité de ses références et sources. Cette forte dissuasion préalable exercée sur les médias empêche donc de recourir à toutes sources « pointées et référencées ». Dans ce contexte, l’autocensure devient un mécanisme essentiel de restriction du débat public menacé d’amendes, d’interdictions et de poursuites judiciaires. La liberté d’expression et d’information n’est donc plus assurée (tout comme la liberté de réunion ou de manifestation).
Soumis de surcroît à une intense propagande de guerre, le champ médiatique s’est rétréci. Il est devenu un véritable contre-miroir de ce qu’avait été la fameuse « glasnost » (« transparence » ou littéralement « publicité à pouvoir tout dire ») à la fin de l’URSS où l’on avait assisté à une véritable explosion de paroles et d’images libres après des décennies de chappe totalitaire.
Surveiller et punir
Si la machine de coercition policière exerce un travail déjà de longue haleine, bien inscrite dans l’histoire du pays, on voit néanmoins apparaître de nouveaux objectifs et de nouvelles mesures pour fabriquer des ennemis, surveiller et punir.
Récemment, le ministre de la Justice Konstantin Tchouitchenko englobait aussi ceux qui mènent une activité contre les valeurs spirituelles et morales car « c’est un élément de la politique de l’État », suggérant que les coupables soient privés non seulement de tout financement d’État, mais aussi de la « possibilité de gagner de l’argent » dans le pays[8] . Cette démarche rejoint celle du président adjoint du Conseil de Sécurité, Dmitri Medvedev, jugeant « nécessaire de priver les personnes reconnues comme “agents étrangers” de sources de revenus en Russie »[9]. D’autres députés de la chambre basse du Parlement, rejoignant le président du comité parlementaire à la sécurité Vassili Piskariov, proposent tout simplement d’élargir cette responsabilité à tous les tiers [10].
Les notions juridiques employées restent subjectives, leurs définitions pour le moins floues, mais leur extension est devenue illimitée avec comme seul moteur un arbitraire total. On est ici, désormais, au cœur de ce qui définit un système totalitaire. Si l’on n’est pas obligé de connaître la liste de tous les « agents étrangers », soit plusieurs centaines de noms, toute relation à autrui par contre, directe ou indirecte, porte en germe maintenant un risque potentiel pour une tierce personne : un éditeur qui publie un écrivain, une faculté qui embauche un enseignant, un patron qui rémunère un salarié, un logeur qui héberge un locataire, jusqu’à un médecin qui soigne un patient. Tous aujourd’hui à leur manière sont susceptibles de participer à l’activité de la personne désignée ou censée être désignée comme un « agent étranger ». Côtoyer des « contagieux » expose au risque de se faire « contaminer » à son tour pour en « contaminer » d’autres. Selon l’expression de Lioudmilla Kouzmina, devenue elle-même « agent étranger » pour avoir été membre de l’association d’observation des élections à Samara : « le pays entier a été transformé en un baraquement de fous et de pestiférés »[11] .
Cette catégorie nouvelle et mal définie de « tiers » ou d’« affiliés » s’apparente à une zone grise pour des éléments présumés « douteux ». Elle est une sorte de purgatoire entre le paradis promis aux « bien intentionnés » conformes et l’enfer prévu pour les « mal intentionnés » subversifs. Cette nébuleuse peut englober un grand nombre de personnes dans l’entourage des « agents étrangers », rappelant les répressions de l’époque stalinienne lorsque les mesures de rétorsion à l’encontre du враг народа (« ennemi du peuple ») puis du изменник родины (« traître à la patrie ») visaient également leur famille, leurs conjoints, mais aussi leurs enfants, la parenté éloignée comme les amis, voire les simples relations de travail. Ces formules lugubrement célèbres et leurs sigles – ЧСВН, член семьи врага народа (« membre de la famille d’un ennemi du peuple ») ou ЧСИР, член семьи изменника родины (« membre de la famille d’un traître à la patrie ») – semèrent la terreur en URSS pendant plusieurs décennies.
De manière analogue, le label infamant « agent étranger » devient une nouvelle marque institutionalisée de ségrégation et de discrimination officialisant le statut de déviant, conférant une « identité négative » pour justifier de l’exclusion sociale. Telle une caste d’intouchables, ces « agents étrangers » sont juridiquement et socialement stigmatisés[12]. Le seul fait d’apposer aux personnes l’étiquette stigmatisante leur confère une « identité négative » et justifie leur mise à distance, leur accusation, leur condamnation et, but ultime, leur expurgation. La société russe post-soviétique animée par l’esprit grégaire et galvanisée en temps de guerre a tout le loisir de rechercher et de trouver ses brebis galeuses et ses boucs-émissaires. Cette pratique de désignation radicalise la stratification sociale, favorise la constitution de toute une couche de population tenue pour paria et risque de conduire, la loi martiale aidant, à des purges massives.
Dans le métro moscovite ont été récemment collés des posters prétendument publicitaires d’une clinique psychiatrique avec les portraits des Russes tous en camisole de force, désignés directement comme « agents étrangers ». Ils s’étaient opposés à l’invasion en Ukraine et ont depuis quitté le pays[13]. À cet égard, le député de la Douma, Andreï Gouroulev, avait rajouté à la télévision que ceux qui ne soutiennent pas le président de la Fédération de Russie sont des « pourritures qui doivent être isolées ou, d’une manière ou d’une autre, éliminées »[14]. Néanmoins, signes de résistance infime, certains prennent avec humour le fait d’être répertorié comme « agents étrangers ». L’écrivain Dmitri Bykov, dans un entretien à la chaîne Dojd, comparait cette désignation à « un prix honorifique d’État »[15], tandis que les journalistes Sonia Groïssman et Olga Tchourakova créaient un podcast, « Salut, tu es un agent étranger !» (Привет, ты иноагент!)[16].
Vu leur capacité à influencer le langage et l’esprit, de conditionner les modalités du discours et de la pensée, la propagande russe aujourd’hui utilise ces termes-stigmates dans la pratique discursive comme un moyen d’orienter le sens mais aussi de standardiser la pensée. Les autorités disposent d’un arsenal nominatif et juridique pour remodeler une société russe autoritaire et forger un nouvel homme postsoviétique.
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[1] Marie-Christine Autant-Mathieu (dir) L’Étranger dans la littérature et les arts soviétiques (1917-1941), Presses Universitaires du Septentrion, 2014.
[2] https://rtvi.com/news/deputat-gurulev-predlozhil-vernut-v-rossii-ponyatie-vrag-naroda/
[3] https://www.revuepolitique.fr/transcription-de-la-reunion-de-vladimir-poutine-sur-les-mesures-de-soutien-social-et-economique-aux-regions-16-mars-2022/
[4] https://wciom.ru/analytical-reviews/analiticheskii-obzor/rossijane-ob-inoagentakh
[5] https://www.currenttime.tv/a/reestr-affilirovannyh-s-inostrannymi-agentami/32460749.html
[6] Pour voir en détail : https://rm.coe.int/iris-extra-2020fr-les-agents-etrangers-dans-le-droit-russe-des-medias/1680a0cd09
[7] https://www.svoboda.org/a/ljva-shlosberga-priznali-inoagentom-iz-za-vliyaniya-inyh-lits-/32585380.html
[8] https://legalforum.info/programme/business-programme/865/2831/
[9] https://www.rbc.ru/politics/25/03/2023/641e9ce39a7947ad2eb505ff?from=article_body
[10] https://www.rbc.ru/politics/13/05/2023/645e77f89a794749ab1ea53b
[11] https://www.severreal.org/a/novye-inoagenty-minyusta/31485628.html
[12] La stigmatisation – du grec ancien stigmatias, marques au fer rouge portées par les esclaves – pourrait se référer d’ailleurs au latin distingo qui signifie « différencier », « séparer », « diviser » et, surtout, « reconnaître pour autre », repris ensuite vers l’anglais ensuite stick et le français étiquette.
[13] https://t.me/ostorozhno_moskva/9547
[14] https://news.ru/vlast/v-gd-predlozhili-unichtozhit-teh-kto-ne-podderzhivaet-prezidenta-rossii/
[15] https://www.youtube.com/watch?v=WOM8Bwqe_10