La fuite en avant dans le «toujours plus» edit

24 juin 2024

Il y a trois manières de paraître fidèle à ses idéaux et de les trahir en pratique. Le programme du nouveau « Front populaire » en fournit une illustration parfaite.

La première manière relève du déni de réalité. Invoquant les difficultés de pouvoir d’achat et puisant dans une tradition de tax & spend, comme en 1981 la gauche veut revaloriser le Smic, les salaires, les minima sociaux… au mépris de l’état réel de l’économie et des finances publiques. La gauche, et c’est sa vocation, peut proposer des mesures audacieuses de réduction des inégalités et retrouver ainsi un peu du crédit d’antan auprès des classes laborieuses. Encore faut-il qu’elle assume les impôts et prélèvements nouveaux pour financer sa politique et non s’en remettre à des recettes imaginaires.

La deuxième relève d’un volontarisme conquérant : la France va mal ? Qu’à cela ne tienne, le moment est venu d’étendre l’État providence en créant de nouveaux droits notamment pour les jeunes ! C’est une nouvelle politique de la jeunesse qui est proposée et elle passe par la gratuité des cantines, des livres scolaires et plus généralement des dépenses liées à l’école.

La troisième pousse l’audace jusqu’à liquider l’acquis de la gauche de gouvernement : elle revient sur l’héritage de Beregovoy en matière de lutte contre l’inflation par la désindexation, couvre ses dépenses par de nouveaux impôts ou des recettes imaginaires, et ignore complètement les acquis d’une politique de l’offre initiée sous Hollande et qui a permis de créer deux millions d’emplois nets en dix ans.

Revenons sur chacun de ces points pour en mesurer la portée.

S’agissant de la revalorisation du Smic, du point d’indice de la fonction publique, des minima sociaux, il est frappant de constater combien la question du financement de telles mesures et, plus encore, leur effet sur la compétitivité ne soient même pas évoqués, comme si seule comptait la volonté politique. Si l’on ajoute les mesures de blocage des prix des produits de première nécessité, le gel des prix de l’énergie, on comprend la priorité donnée au pouvoir d’achat plébiscité par les électeurs mais on attendait d’aspirants au gouvernement un peu plus de substance sur le bouclage macroéconomique.

Mais comme la demande sociale est illimitée, que de nouveaux besoins sociaux chez les jeunes ou les mal-logés apparaissent sans cesse, la gauche conquérante, comme aux plus belles heures du programme commun, ajoute de nouvelles allocations pour les jeunes et les moins jeunes. Il manque à ce tableau les péages que subissent les automobilistes ? Qu’à cela ne tienne, il suffit de renationaliser les autoroutes pour un coût de 40 milliards d’euros – c’est ce que prévoit le programme du RN dans un irréalisme similaire !

S’agissant enfin de la culture de gouvernement, trois mesures signalent son congédiement : d’abord le retour à l’indexation générale des salaires des pensions et des allocations sociales, ensuite le renoncement implicite à la libéralisation des échanges et des accords commerciaux négociés par l’UE, enfin l’indifférence aux effets sur l’euro de la perte de maîtrise de l’endettement qui résulterait de la prodigalité budgétaire et sociale.

Au fond, sous des dehors de compromis, le programme du Front de gauche reprend l’essentiel sûr du programme LFI, anti-libéral, anti-européen, protectionniste et nostalgique de la France administrée, un peu comme si les concessions faites sur Gaza et l’antisémitisme devaient se payer d’un irréalisme économique et financier.

L’adoption d’un programme qui aurait pour effet la flambée des taux et la fragilisation de l’euro ne peut conduire qu’à une crise interne de la zone euro, non du fait de problèmes structurels d’un des pays membres mais du fait de la politique délibérément menée par un des pays membres. La France ne pourra donc pas compter sur les mesures anti-crise prévues dans le cadre de la défense de l’euro puisqu’elle aura délibérément provoqué la crise.

Trois remarques s’imposent au terme de ce rapide parcours du programme du Front populaire.

La première est que les deux blocs dominants représentés par l’extrême gauche et l’extrême droite manifestent une même indifférence à la situation objective de la France. Alors que nous disposons de travaux marquants sur le décrochage français en Europe depuis 2000, et sur l’écart qui se creuse entre l’UE et les États-Unis depuis 2010, les nouvelles forces dominantes ont le même mépris des réalités économiques. RN et NFP rivalisent à coup de dizaines de milliards d’euros dans leur zèle à distribuer du pouvoir d’achat à des citoyens revendicatifs. La querelle sur le chiffrage entre Valérie Rabaut et Aurélie Trouvé en fournit une illustration caricaturale. Aux 100 milliards dépenses nouvelles de l’une, l’autre oppose la nécessité de dépenser plus, et on retient son souffle avant la parution du vrai chiffrage. Si bien qu’une délégation du NFP composée de quatre délégués représentant les quatre sensibilités de gauche a présenté de fait quatre programmes différents. Est-il besoin d’ajouter que la grand impensé de ces chiffrages est l’effet macroéconomique d’ensemble ? Pour les uns, des dépenses nouvelles ce sont autant de mesures de stimulation de la croissance, sans effets sur les PME exsangues ou les conditions de financement de l’État. Pour les autres, installer l’État aux postes de commande et satisfaire les revendications salariales ne peut qu’être vertueux pour l’économie. Les uns comme les autres enfin dédaignent — par ignorance, désinvolture, ou idéologie — les effets délétères du totémique ISF sur l'économie des PME et leur capacité d’investissement. Un patron de PME devra remonter des dividendes pour aider ses frères et soeurs coactionnaires à acquitter l’ISF: opération neutre pour les frères et soeurs, mineure pour les recettes publiques, désastreuse pour l'entreprise et ses salariés. 

La deuxième est que les deux blocs sont également indifférents aux effets de leur choix sur l’UE. Le RN par exemple entend remettre en cause la contribution financière de la France à l’UE en la diminuant d’autorité,  instaurer une double frontière et faire son tri parmi les règles qui s’imposent à tous. Parmi les candidats investis par le NFP cohabitent d’authentiques réformistes pro-européens et les boutefeux du NPA, comme si on pouvait totalement dissocier investitures et contenus programmatiques, règles d’équilibre intrapartisan et logiques européennes. Ainsi le programme fiscal de la NFP, débarrassé de l’emphase inquisitrice contre les super-riches à plus de 4000 euros de revenus par mois, laisse place aux mesures Hollande d’un petit ISF et d’une barémisation des revenus du capital avec la suppression de la flat tax.

La troisième est que la culture de gouvernement ne s’impose ni à l’un ni à l’autre des deux blocs, comme si les promesses de campagne n’engageaient pas, alors que les expériences passées enseignent certes qu’il y a une différence entre discours de campagne et pratique gouvernementale mais qu’il subsiste toujours des choix commandés par les programmes – que l’on songe simplement à 1981. Un mot magique a fait irruption dans le débat public qui relativise aux yeux des auteurs des programmes la portée de leurs engagements : audit. Mais l’expérience des précédentes alternances enseigne que si l’audit permet de faire passer à la trappe nombre d’engagements irréalistes il n’en reste pas moins que par fidélité au programme on finit toujours par reprendre certaines mesures absurdes !

La réaction du gouvernement a été comme on pouvait l’imaginer l’indignation : comment pouvait on prendre tant d’engagements irresponsables non financés et préjudiciables au crédit de la France au sens premier du terme ? Mais très rapidement la majorité s’est engagée dans un cycle de promesses pour l’amélioration du pouvoir d’achat des Français comme si elle partageait la même mystique de la « mère providence » au mépris du réalisme financier que le gouvernement est censé incarner.

Ce trouble dans les partis, ces engagements mal étayés, cette réponse gouvernementale traduisent un même malaise : comment faire face aux sentiments de paupérisation et de déclassement de fractions croissantes de la population ?

Les études menées sur la condition économique des Français montrent tout à la fois un ralentissement très net des gains de pouvoir d’achat au cours des dix dernières années et une politique active de redistribution qui a permis d’éviter l’extension de la grande pauvreté. Les causes sont bien connues : moindre croissance, moindres gains de productivité, écart grandissant avec les États-Unis et certains de nos partenaires européens en termes de revenus individuels.

Mais tout se passe comme si l’échec de la croissance par les déficits et la dette, les mesures d’allègement de la durée du travail, l’extension continue de l’État Providence, l’inefficacité grandissante de certains services publics échappaient à la critique. On comprend dès lors la fuite en avant dans le « toujours plus ».