Le débat sur les retraites doit être fructueux edit

Dans son discours de politique générale du 14 janvier 2025, le Premier ministre a demandé à la Cour des Comptes de réaliser une « mission flash » sur la situation financière actuelle et future du système de retraites. Il a également appelé les partenaires sociaux à se concerter pour proposer des voies de financement du déficit du système de retraites et d’amélioration de la réforme décidée en avril 2023. La Cour des Comptes a rendu son rapport et la concertation entre les partenaires sociaux est maintenant engagée. Les enjeux de cette concertation sont lourds, et elle ne peut se limiter au seul domaine des retraites : toute décision sur la question peut en effet avoir des conséquences bien au-delà de ce domaine. Par ailleurs, elle ne peut totalement ignorer le contexte de crise internationale que nous connaissons, et les choix que ce contexte nous imposerait si les menaces actuelles s’amplifiaient.
Le rapport de la mission flash de la Cour des Comptes
À la demande du Premier ministre, la Cour des Comptes (CC) a réalisé une « mission flash » portant sur « la situation financière et les perspectives du système de retraites » qui a abouti à un rapport rendu public le 20 février. Sans surprise, ce rapport valide et reprend la convention comptable adoptée par le Conseil d’Orientation des Retraites (COR) et conforme aux textes législatifs pour évaluer et projeter la situation financière des retraites[1]. Un premier résultat de ce rapport est de contribuer à éteindre les polémiques sur cette convention comptable. Une telle polémique sape la confiance de l’opinion publique envers les institutions (ici le COR) dont la mission est d’éclairer le débat public sur la situation financière des retraites. Elle détourne ce débat de l’essentiel : la recherche des meilleures voies d’amélioration du système des retraites et en particulier du financement de ces prestations dont le montant est considérable : actuellement près de 14% du PIB. Les enquêtes du World Value Survey et de l’European Value Survey montrent que, parmi les pays les plus avancés, la France est l’un de ceux qui pâtissent d’un niveau de confiance particulièrement bas. Cela y contrarie la construction de diagnostics partagés indispensables à la sérénité du débat public et à la recherche des meilleures réponses aux difficultés révélées par ces diagnostics. Il faut souhaiter que cette page polémique soit désormais définitivement tournée afin de mobiliser notre énergie vers l’avenir, à savoir ici l’amélioration du système des retraites pour le rendre soutenable dans la durée, équitable et apprécié par l’ensemble de la population.
Le rapport de la CC actualise la projection financière du système des retraites publiée par le COR dans son dernier rapport annuel de juin 2024. Dans les règles actuelles et sous un ensemble d’hypothèses transparentes, réalistes et prudentes, et évitant tout volontarisme inapproprié, le système de retraites accuserait un déficit de plus de 6 milliards d’euros en 2025, 15 milliards en 2035 et 30 milliards en 2045. L’ampleur de ces sommes peut étonner. Elle s’explique seulement par celle des dépenses de retraites qui dépassent 400 milliards en 2024. Tout écart de quelques points de pourcentage entre ces dépenses et les recettes qui les financent se traduit immédiatement en milliards d’euros.
La Délégation paritaire permanente, alias «conclave»
Le Premier ministre a appelé les partenaires sociaux à se concerter dans le cadre d’une Délégation paritaire permanente (DPP), initialement nommée « conclave », pour proposer des voies de financement du déficit du système de retraites et d’amélioration de la réforme décidée en avril 2023. L’horizon auquel cette DPP est appelée à faire des propositions concrètes est juin 2025. La difficulté de la mission est considérable. Anecdotiquement, cette difficulté a été au départ amplifiée par le format même de la DPP décidé par les pouvoirs publics : ce format est plus large que le 5+3 correspondant aux cinq organisations syndicales (CFDT, CGT, FO, CGC et CFTC) et trois organisations patronales (MEDEF, CPME et U2P) représentatives au niveau interprofessionnel, mais il est moins large que le format des organisations représentées au COR au terme d’ailleurs d’évolutions historiques. Mais la DPP parviendra sans doute à surmonter cette première difficulté.
Une seconde difficulté, plus substantielle, est la sortie d’organisations syndicales, comme celle annoncée par Force Ouvrière dès l’ouverture de la première réunion de la DPP le 27 février, au prétexte d’une concertation trop contrainte dès le départ. Une telle sortie, qui affaiblit la DPP, pourrait même la menacer et lui être fatale si elle en anticipait d’autres. Elle est à nos yeux le symptôme des difficultés rencontrées en France dans la construction d’une articulation fructueuse entre un dialogue social responsable et l’intervention des pouvoirs publics ayant la charge de l’intérêt général. Au-delà des apparences, chacun des acteurs de cette articulation peut être également mû par des intérêts spécifiques, des forces idéologiques et des tiraillements sinon des déchirures internes qui ne facilitent pas la concertation fructueuse…
Le constat des difficultés récurrentes à financer les retraites amène certains intervenants dans le débat public à avancer que les retraites représenteraient un trop fort pourcentage du PIB en France, comparée aux autres pays avancés. Il est vrai que, sur l’ensemble des pays avancés entre lesquels le COR propose une comparaison, les dépenses de retraites représentent un pourcentage du PIB supérieur au niveau observé en France (14,1% en 2019) seulement en Italie (17,1%), ce pourcentage étant ailleurs plus bas, par exemple en Allemagne (11,1%), aux Pays-Bas (10,3%) mais aussi dans les pays nordiques et scandinaves (12,2% en Suède). Le financement des pensions siphonnerait ainsi une part de la richesse produite plus forte en France qu’ailleurs, cet écart réduisant les ressources que nous pourrions consacrer à financer nos ambitions concernant l’école, la santé, la défense, la transition climatique ou encore l’innovation…
Mais ce constat appelle deux observations qui en modèrent la réelle portée. La première est que le rapport de la CC comme ceux du COR montrent que ce pourcentage devrait spontanément baisser en France sur les prochaines décennies, du fait de l’indexation des retraites sur la seule inflation, pour passer d’environ 14% actuellement à environ 13% en 2070. La seconde, plus importante à nos yeux, est que ce pourcentage est relativement élevé en France du fait, surtout, de la faiblesse du PIB !
Si la France bénéficiait d’un niveau de PIB par habitant équivalent à celui de l’Allemagne ou mieux des Pays-Bas, ce pourcentage y serait abaissé à respectivement environ 12% ou 11%, le même raisonnement aboutissant à des chiffres intermédiaires entre ces deux cas concernant les pays nordiques et scandinaves (le pourcentage serait d’environ 12% avec le PIB par habitant suédois)[2]. Les dépenses de retraites représenteraient alors un pourcentage du PIB tout à fait comparable à celui de ces autres pays.
Une priorité pour la France doit donc être de rapprocher le niveau de son PIB par habitant des niveaux observés en Allemagne ou mieux aux Pays-Bas. Nous revenons plus loin sur ce point.
Les voies du financement du déficit des retraites
Le rapport de la CC, comme précédemment ceux du COR, évoquent quatre voies de financement du déficit des retraites, ces voies n’étant pas exclusives l’une des autres et pouvant donc être combinées. Ces quatre voies sont la modération de la progression des pensions nettes de prélèvements, la hausse des contributions retraites des salariés, la hausse des contributions retraites des employeurs, ou une augmentation des taux d’emploi.
La première voie d’une modération de la progression des pensions nettes de prélèvements peut elle-même prendre de multiples formes dont certaines sont redistributives : désindexation partielle des retraites, en particulier des plus élevées, alignement des taux de CSG portant sur les pensions sur ceux plus élevés portant sur les salaires, disparition de l’abattement fiscal pour frais professionnels de 10 %, cette dernière option étant par ailleurs très redistributive et épargnerait totalement les plus faibles pensions… La voie d’une modération de la progression nette de prélèvements est politiquement très risquée, et le Gouvernement Barnier a été censuré pour avoir voulu engager une sous-indexation des retraites les plus élevées. Le fait que près d’un électeur sur deux serait retraité explique sans doute en grande partie le risque politique de s’engager dans cette première voie.
Le rapport de la CC signale aussi, comme les rapports du COR, que les trois premières de ces quatre voies sont récessives. Les deux premières voies réduisent le revenu net et donc la demande des ménages, ce qui affaiblit le PIB. La troisième voie d’une augmentation des contributions retraites payées par les entreprises augmente le coût du travail, ce qui réduit l’investissement et l’emploi et donc aussi le PIB. L’effet récessif de ces trois voies correspond à un appauvrissement du pays et à une réduction des recettes fiscales et sociales des administrations publiques. En conséquence, ces trois voies renforcent les difficultés à financer les dépenses publiques autres que les retraites, comme l’école, la santé, la défense ou les politiques sociales… À l’inverse, la quatrième voie aboutit à augmenter l’offre de travail et donc à terme l’emploi et le PIB, et en conséquence toutes les recettes fiscales et sociales des administrations publiques au-delà des seuls prélèvements finançant les retraites. Cette quatrième voie est expansive et correspond à un enrichissement du pays.
Comparée à des pays comme l’Allemagne, les Pays-Bas ou les pays nordiques et scandinaves, la France se singularise par un faible taux d’emploi moyen de la population âgée de 15 à 64 ans. Cette faiblesse est localisée sur trois types de populations : les peu qualifiés, les jeunes de moins de 25 ans et les seniors, en particulier de 60 à 64 ans. Sur chacune de ces trois populations, des réformes ont été engagées pour augmenter les taux d’emploi, par exemple les réformes de la formation professionnelle, des lycées professionnels, de l’apprentissage et du RSA pour les deux premiers types de population, la réforme de l’indemnisation chômage pour les trois types et les réformes des retraites concernant les seniors. Bien sûr, même si elles ont déjà eu des effets positifs en favorisant la hausse des taux d’emploi des trois types de populations, ces réformes appellent des évaluations exigeantes pour en améliorer les effets et pour certaines, comme celle de l’apprentissage, réduire leurs coûts.
Élever le taux d’emploi des seniors
Concernant les seniors, et par exemple ceux de 60 à 64 ans qui constituent la cible des réformes décidées en 2010 et 2023, le taux d’emploi est en France particulièrement bas, environ 39% en 2023, comparée à l’Allemagne (65 %), aux Pays-Bas (67%) ou aux pays nordiques et scandinaves (69% pour la Suède). Ce faible taux d’emploi ne peut s’expliquer seulement par un âge d’ouverture des droits à la retraite plus bas en France qu’ailleurs, même après la réforme de 2023. Dans les autres pays évoqués, des départs anticipés sur l’âge de départ à la retraite sont souvent possibles (par exemple dès 63 ans en Allemagne). Mais la France se singularise par un âge désiré de départ à la retraite nettement plus bas qu’ailleurs. Les résultats de l’enquête de l’European Working Condition Survey réalisée en 2015 (les résultats de l’enquête 2024 ne sont pas encore disponibles) indiquent que parmi les personnes en emploi, cet âge serait alors en moyenne d’environ 61 ans en France, quand il était de 64,5 ans en Allemagne et de 63,5 ans aux Pays-Bas et en Suède.
Les facteurs pouvant expliquer que l’âge désiré de départ à la retraite est plus bas en France que dans d’autres pays avancés sont nombreux. La nature du débat public et les termes de propos syndicaux laissant souvent entendre qu’il est légitime et possible de partir tôt sans coût pour la collectivité doivent y contribuer. Mais il faut aussi souligner que de nombreuses incitations souvent spécifiques à notre pays peuvent aussi contribuer à ces écarts. Par exemple, les conditions d’indemnisation chômage et en particulier ses spécificités concernant les seniors peuvent constituer des signaux incitant à désirer un départ de l’emploi plus précoce qu’ailleurs. On peut évoquer parmi ces conditions à l’avantage des seniors une durée d’indemnisation chômage plus longue, qui peut même aller au-delà de l’âge d’ouverture des droits à la retraite jusqu’à 67 ans, avec alors la possibilité d’annuler sa décote…
Un retour en arrière à 62 ans, ou au moins à un arrêt à 63 ans, du relèvement de l’âge d’ouverture des droits à la retraite (AOD) est appelé par de nombreux intervenants, dont tous les participants syndicaux à la DPP. Une telle orientation réduirait à moyen et long terme mécaniquement et structurellement le PIB par rapport à la situation conservant l’objectif des 64 ans de la loi décidée en 2023. Elle amplifierait donc l’écart de PIB par habitant déjà important de la France comparée à nos pays de référence. En clair, elle porterait le choix d’un sous-développement relatif vis-à-vis de ces pays, en échange de davantage de loisirs. Le récent rapport de la CC fournit un chiffrage du coût annuel pour les finances publiques d’un arrêt à 63 ans de l’âge d’ouverture des droits à la retraite. À l’horizon 2035, ce coût serait de 13 milliards d’euros, soit 5,8 milliards en aggravation du solde de financement des retraites et 7,2 milliards de moindres recettes publiques hors du périmètre des retraites. Le financement de cet effet massif nécessiterait la baisse d’autres dépenses publiques ou l’augmentation des prélèvements, ces deux options amplifiant l’effet récessif de la baisse de l’âge du départ à la retraite…
Un retour à 62 ans de l’AOD, voire aux 60 ans d’avant 2010 comme parfois demandé, aurait des effets récessifs évidemment bien plus forts. Le choix du sous-développement relatif serait alors très affirmé ! Et les difficultés françaises déjà très fortes à financer son école, sa santé, sa défense mais aussi son modèle social deviendraient insurmontables. Ces conséquences d’un abaissement de l’AOD ne doivent pas être ignorées mais doivent être clairement assumées par les partisans d’un tel abaissement…
Quel apport de la capitalisation?
Un rôle croissant de la capitalisation est parfois présenté comme une réponse aux difficultés à financer les retraites et à l’apparition de déficits spontanément croissants dans ce financement. Ce point de vue nous paraît pour le moins partiel, sinon erroné. Nous avons montré plus haut que la hausse des taux d’emploi vers les niveaux observés dans d’autres pays comme l’Allemagne, les Pays-Bas ou les pays nordiques et scandinaves, est la voie à poursuivre pour rendre soutenable à moyen et long terme le financement des retraites.
Par ailleurs, une montée en puissance de la capitalisation nécessite une épargne nourrissant la constitution du patrimoine dont le rendement assurera le versement de la part des pensions financée par la capitalisation. La constitution de cette épargne supplémentaire, si elle devait être significative, semble actuellement difficile, car elle appellerait des prélèvements supplémentaires si elle était publique. Elle nécessiterait à tout le moins le consentement à un moindre niveau de vie durant une longue période pour financer un meilleur niveau de vie des retraités dans le long terme. Ici comme ailleurs, il n’y a pas de repas gratuit… Pour autant, une part des ressources apportées au pays par la montée des taux d’emploi pourrait alimenter la constitution de cette épargne durant une longue période, sans entamer directement le niveau de vie moyen de la population et en particulier des actifs.
Sur le long terme, la capitalisation pourrait contrebalancer au moins en partie l’abaissement du niveau de vie relatif des retraités qui résultera spontanément du système actuel. Le dernier rapport du COR montre en effet que, dans les règles actuelles de notre système de retraites par répartition, le niveau de vie moyen des retraités comparé à celui de l’ensemble de la population passerait d’environ 99%, une quasi parité, en 2021, à 83% en 2070. Mais pour qu’un élargissement de la capitalisation puisse remplir ce rôle, encore faut-il renoncer au bénéfice immédiat, en termes de niveau de vie, de l’augmentation des taux d’emploi, et encore faut-il initialement qu’une telle augmentation des taux d’emploi se produise…
Et maintenant?
La concertation engagée dans le cadre de la DPP est importante pour l’avenir du pays. Les propositions qui peuvent être faites pour assurer la soutenabilité de notre système de retraites sont pour certaines récessives et affaibliraient la France tandis que d’autres sont expansionnistes mais nécessitent une forte augmentation du taux d’emploi des séniors. Au-delà du seul financement des retraites, ces orientations influencent le PIB par habitant et donc aussi la soutenabilité de nos ambitions en termes d’éducation, de santé, de défense et de système social. Toutes les pistes facilitant l’augmentation du taux d’emploi des séniors méritent d’être analysées. Au-delà de l’augmentation de l’AOD, il peut s’agir aussi, parmi d’autres nombreuses voies, des dispositions séniors de l’indemnisation du chômage, de la surcote et surtout la décote qui pourraient être amplifiées au titre de la prise en compte des effets de l’âge de départ à la retraite sur les finances publiques au-delà du seul financement des retraites, du nombre d’annuités nécessaires au bénéfice d’une retraite à taux plein… Les enjeux sont considérables, chacun doit en être bien conscient.
Les discussions engagées dans le cadre de la DPP ont aussi pour mission d’élaborer de possibles propositions visant à améliorer la réforme des retraites décidée en 2023. Les questions de pénibilité et des femmes sont parfois avancées comme des domaines sur lesquels des améliorations sont souhaitées par des syndicats. Mais si d’éventuelles propositions en ces domaines ont un coût, il faudra que ce coût soit financé, bien au-delà d’ailleurs du seul terrain du financement des retraites : c’est leur effet sur l’ensemble des finances publiques qui devra être considéré. Et il faudra garder à l’esprit qu’elles affaibliraient le pays si elles avaient pour conséquence d’abaisser les taux d’emploi des seniors. Signalons d’ailleurs sur ce point que, comme le rappellent les rapports de la CC et du COR, la cible des 64 ans de l’AOD prévu dans la loi de 2023 concernera 60 % des actifs, les 40 % restants bénéficiant des dispositions de départ anticipé associées aux carrières longues ou à la pénibilité…
Enfin, les discussions actuelles sur les retraites ne peuvent totalement ignorer le contexte international actuel. La nécessité d’augmenter considérablement nos dépenses militaires, dans les prochaines années sinon les prochains trimestres, devient de plus en plus claire et pressante. L’entrée progressive, plus ou moins explicite, dans une économie de guerre, rendra secondaires sinon dérisoires les débats actuels sur l’AOD à 64 ans. La question deviendra plutôt, en ce domaine et parmi bien d’autres décisions à prendre, comment augmenter rapidement cet AOD au-delà des 64 ans décidés dans la loi de 2023…
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[1] Concernant cette convention et les débats qu’elle a suscités, voir le document sur le sujet publié sur le site du COR.
[2] Nous utilisons ici les chiffres de PIB par habitant de la base longtermproductivity.