Le déni du chancelier Scholz edit
Dans un entretien récent accordé à Märkische Allgemeine, le chancelier allemand Olaf Scholz estime qu’outre un soutien fort à l’Ukraine il faut « tout faire pour garantir que la guerre ne dégénère pas, c’est-à-dire pour éviter une guerre entre la Russie et l’OTAN ». Il réaffirme : « Nous n’enverrons pas non plus nos propres soldats en Ukraine » et confirme son refus de livrer des missiles de croisière Taurus à courte échéance.
Le chancelier allemand est sur ce point en phase avec son parti. En effet, plusieurs dirigeants sociaux-démocrates ont exprimé encore récemment des positions d’une extrême prudence sur la guerre en Ukraine, voire clairement pacifistes. Le chef de file des députés SPD, Rolf Mützenich, a ainsi déclaré à la tribune du Bundestag, le 14 mars, que « le moment est peut-être venu de réfléchir à une façon de geler la guerre ». Thomas Wieder rapporte dans Le Monde que Nils Schmid, porte-parole du groupe SPD pour les questions de politique étrangère, a déclaré que « soupçonner M. Mützenich d’être russophile est totalement injuste » car « sur le fond, ses déclarations sont en phase avec celles de M. Scholz, à savoir que l’issue de la guerre sera forcément négociée et ne reposera pas sur une solution purement militaire ». La position du SPD est donc claire.
Déjà critiqué par ses partenaires de la coalition gouvernementale, les écologistes et les libéraux, Olaf Scholz se voit désormais mis en cause par des intellectuels sociaux-démocrates pour sa faiblesse à l’égard de Moscou. Dans une lettre adressée à la direction du parti et rendue publique mercredi 27 mars, cinq historiens, lui reprochant un « déni de réalité » vis à vis de la gravité du danger, écrivent : « En tant qu’universitaires et membres du Parti social-démocrate nous observons avec une inquiétude croissante la position du SPD sur la guerre d’agression de la Russie contre l’Ukraine ». Ils critiquent plus particulièrement Rolf Mützenich, estimant que ses déclarations reviennent à dire que le conflit devra se terminer « à l’avantage de l’agresseur ».
Ce déni de réalité, qui consiste à penser que nous sommes toujours en paix avec la Russie, est d’autant plus incompréhensible que le président russe Vladimir Poutine a acté publiquement que la Russie est désormais en guerre, une guerre dont l’Occident et l’OTAN sont à ses yeux parties prenantes. « Nous sommes en guerre », a ainsi répété le 22 mars 2024 le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov : « Cela a commencé comme une opération militaire spéciale, mais dès lors que l'Occident collectif y participe aux côtés de l'Ukraine, c'est devenu une guerre ». L’emploi du terme de « guerre » par Dmitri Peskov laisse augurer une nouvelle mobilisation en Russie. Les premières réactions de Poutine et de son entourage à l’attentat du Crocus City Hall ne laissent planer aucun doute sur le fait que la Russie se considère en guerre non pas seulement avec l’Ukraine mais aussi avec l’Occident en général. Le 26 mars, à la question d’un journaliste : « est-ce l’État islamique ou l’Ukraine ? » Nikolaï Patrouchev, le secrétaire du Conseil de sécurité, a répondu sans hésiter : « Bien sûr que c’est l’Ukraine. » Le même jour, le procureur général, Igor Krasnov, reprenait à son compte cette théorie, de même que l’ancien président Dmitri Medvedev ou d’autres responsables. Alexandre Bortnikov, le directeur du FSB s’est montré plus explicite encore : « Nous pensons que l’action a été préparée par des islamistes radicaux et, bien entendu, facilitée par les services secrets occidentaux, et que les services secrets ukrainiens eux-mêmes sont directement impliqués. » Poutine avait qualifié avant l’attentat de « provocation » les informations d'origine américaine sur son imminence. Il a affirmé après l’attentat que « ces événements ont été provoqués par les réseaux sociaux, notamment depuis le territoire de l'Ukraine, par les agents des services spéciaux occidentaux ».
Ces déclarations indiquent clairement que Moscou s’apprête à accélérer la mobilisation de ses troupes combattantes. Ses usines d’armement marchent à plein régime tandis que l’épuisement progressif des munitions de l’armée ukrainienne met le pays en danger. Poutine applique sa stratégie de terreur, frappant tous les jours des immeubles résidentiels dans les villes ukrainiennes et multipliant le nombre de victimes. Le président ukrainien Volodymyr Zelensky a déclaré vendredi que les centrales hydroélectriques ukrainiennes de Kaniv et du Dniester avaient été attaquées. De nouvelles frappes russes massives ont endommagé trois centrales thermiques. Poutine, dont les troupes ne progressent pas significativement sur le front, a décidé d’écraser le pays sous les bombes, multipliant ainsi les crimes de guerre.
Il n’est pas nécessaire dans ces conditions de répéter que Poutine n’a aucune intention de négocier et que son unique objectif est de contraindre l’Ukraine à la capitulation. Il a transformé l’économie de la Russie en économie de guerre. Parallèlement il mène contre les pays occidentaux une cyberguerre à outrance. Dans le même temps il transforme progressivement le régime autoritaire de la Russie en un régime totalitaire. Le modèle de Poutine est le Staline de la « grande guerre patriotique » pour lequel les pertes humaines ne comptaient absolument pas. Dans un interview au Monde du 16 mars l’historien Sergueï Medvedev rappelle que « la Russie est une puissance guerrière et policière qui, au fil des siècles, a combattu ses voisins mais aussi son propre peuple », rappelant que « la vie humaine ne vaut pas cher en Russie ».
Au caractère stalinien du régime s’ajoute une autre caractéristique russe contemporaine que décrit Sergueï Medvedev : « La société russe s’est construite sur le code d’honneur de la pègre. Les rapports entre l’Etat et la population se sont institués non pas selon un modèle civique et républicain, mais selon un modèle colonial – un rapport de maître à sujet. La société ne s’est pas construite sur les lois, mais à partir de ce que l’on appelle en russe les poniatiya, à savoir le code d’honneur de la pègre, qui est le fondement de la vie carcérale. C’est encore plus flagrant depuis l’arrivée au pouvoir de Poutine. La notion des poniatiya est indispensable à la compréhension de la société russe. » Le 18 février 2022, six jours avant l’invasion de l’Ukraine, le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, avait déclaré souhaiter que « le code d’honneur de la pègre soit respecté au niveau international ». Medvedev estime que la violence a infiltré toutes les couches de l’Etat, l’usage de la torture s’est banalisé. Selon lui, en 1945, l’un des deux totalitarismes a été détruit, l’autre est resté. « Vladimir Poutine en est l’incarnation, il est indéniablement l’héritier du fascisme stalinien. »
Olaf Scholz devrait regarder en face le pays auquel l’Europe a à faire. Les pays européens limitrophes de la Russie alertent sur l’extrême gravité de la situation. La Moldavie est menacée tandis que la Biélorussie risque d’être pleinement intégrée dans le giron russe. Même des pays membres de l’OTAN, tels les pays baltes, s’estiment en danger. Aujourd’hui, une part croissante des spécialistes de la chose militaire, de nombreux cadres de l’armée et de nombreux dirigeants politiques d’État européens estiment que nous sommes entrés dans une nouvelle période de guerre. Le Premier ministre polonais, Donald Tusk, a déclaré vendredi 29 mars que « la guerre n’est plus un concept du passé » sur le continent, désormais entré, selon lui, dans l’«ère de l’avant-guerre ». « Je ne veux effrayer personne mais la guerre est une réalité et elle a commencé il y a plus de deux ans. » « Le plus inquiétant en ce moment est qu’absolument tous les scénarios sont possibles. Nous n’avons pas connu une telle situation depuis 1945. Si l’Ukraine perd, personne en Europe ne pourra se sentir en sécurité. »
L’Allemagne a compté depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale sur la protection américaine mais dans le moment crucial actuel les États-Unis ont cessé de fournir leur assistance à l’Ukraine malgré l’engagement personnel du président Biden. Donald Trump a réussi en effet jusqu’à présent à pousser le président républicain de la Chambre des représentants, Mike Johnson, à refuser l’autorisation d'un vote sur le projet de loi d'aide à la sécurité destiné à l’Ukraine. Plus grave encore, la possible élection de Trump à la présidence, en novembre prochain, pourrait avoir pour conséquence une fragilisation dangereuse de l’OTAN. C’est ce qu’explique, dans une interview au Figaro, son ancien conseiller à la sécurité nationale, John Bolton : « Trump a dit qu'il pourrait régler la guerre russo-ukrainienne en 24 heures, mettre Zelensky et Poutine dans une pièce et les amener au compromis, ce qui est tout à fait ridicule. S'il s'y attelait sans résultat, ce serait un échec cuisant. Mais comme Donald Trump n'échoue jamais, il faudrait reporter la faute sur l'une des deux autres parties. Et c'est là que Poutine pourrait rafler la mise, car je suis prêt à parier une petite fortune que Zelensky serait désigné comme le coupable. » « Je pense, ajoute-t-il, qu'il est très probable qu'il quitterait l'OTAN s'il était réélu. Beaucoup de gens pensent que c'est juste un instrument de négociation, mais je ne le pense pas. Il n'insiste pas sur les contributions européennes pour renforcer l'Alliance, mais pour l'affaiblir et punir nos alliés qui, selon lui, nous ont trompés et forcés à signer des traités commerciaux peu avantageux. La vérité est que, pour lui, les Européens ne sont pas vraiment nos amis. Si les États-Unis devaient se retirer de l'OTAN, l'effort de Poutine pour recréer l'empire russe aurait une vraie chance. »
C’est dans cette situation d’une extrême gravité que le chancelier allemand refuse de donner ses meilleures armes à l’Ukraine au motif qu’il ne faut pas contribuer au déclenchement d’une guerre qui pourtant existe déjà. On mesure ainsi le danger que la position actuelle du SPD fait courir à l’Europe démocratique. Le président Macron a raison de dire que la guerre en Ukraine représente une menace existentielle pour l’Europe. Espérons qu’il finira par en convaincre le chancelier allemand. La construction d’une véritable défense européenne, plus que jamais nécessaire, en dépend.
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