Daron Acemoglu et l’échec des démocraties edit
La crise politique qui sévit en France n’est qu’un cas parmi bien d’autres. Daron Acemoglu, qui enseigne l’économie au Massachusetts Institute of Technology, travaille depuis des années sur la manière dont fonctionnent les démocraties et les régimes autoritaires. Dans un récent article publié par Project Syndicate, « If Democracy Isn’t Pro-Worker, It Will Die », il applique ses résultats à la montée des extrêmes un peu partout dans le monde. Son diagnostic : les partis qui se succèdent au gouvernement n’ont pas produit les résultats promis. La démocratie était censée assurer une prospérité partagée : des emplois abondants, un niveau élevé de stabilité économique et des biens publics de haute qualité. Depuis les années quatre-vingt, cette promesse a été trahie.
La croissance économique a été faible, les inégalités persistent ou augmentent, et la crise financière de 2008 a donné l’impression que les gouvernements se soucient plus des banques que de leurs électeurs. Ce diagnostic n’est pas nouveau mais l’explication détaillée fournie par Acemoglu mérite d’être écoutée.
Les citoyens sont de plus en nombreux à ne plus faire confiance aux institutions démocratiques. Souvent, d’après lui, c’est parce que les gouvernements sont passifs face aux évolutions en cours, ou craintifs lorsqu’il s’agit de mettre en place les réformes nécessaires. Quand ils le font, comme Macron avec les retraites, ils ne sont pas capables de convaincre les citoyens du bien-fondé de leur action. Ils donnent l’impression de ne pas comprendre les besoins profonds ressentis par la population. Dans ce contexte, la multiplication des menaces, réelles ou perçues, comme le changement climatique, les épidémies, l’immigration de masse, la robotisation et l’IA, et les risques de guerre, ouvrent la voie à une polarisation de l’opinion publique, nourrie par le développement des réseaux sociaux qui créent des caisses de résonance idéologiques.
Acemoglu cite l’immigration comme un cas d’école. La montée de l’immigration perturbe profondément les perceptions d’une partie grandissante des populations, que ce soit du point de vue économique ou culturel. Les responsables politiques ont mis du temps à s’en rendre compte, ouvrant la voie vers le pouvoir à des partis extrêmes jadis minuscules, comme en France, en Italie, aux Pays-Bas ou en Suède.
Une autre partie des travaux d’Acemoglu a porté sur la comparaison des performances économiques des démocraties et des autocraties. Ses résultats sont clairs : les autocraties sont en général mal équipées pour répondre aux besoins de leurs populations et pour assurer la croissance économique sur le long terme. La Chine n’est pas une exception. Il est bon de se rappeler qu’au départ des réformes mises en place par Deng Xiaoping, c’était un pays particulièrement pauvre avec une économie très rétrograde, mais dont la population était relativement bien éduquée. Il était idéalement situé pour se développer en se libéralisant, en s’intégrant dans l’économie mondiale, et en adoptant les technologies existantes. Au fur et à mesure que l’écart avec les pays avancés s’est réduit, le bénéfice de ce rattrapage s’est épuisé et les coûts économiques d’un régime autocratique sont devenus plus apparents. L’essoufflement de l’économie chinoise se produit d’ailleurs très tôt dans le processus de rattrapage, alors que le revenu par tête de la Chine n’est encore que le tiers de celui des États-Unis. Le Japon et la Corée du Sud ont fait beaucoup mieux.
Rien ne condamne les démocraties à être durablement polarisées et à rester sous la menace de partis politiques extrêmes dont le seul attrait est le rejet des partis qui, depuis des décennies, ronronnent face aux changements qui se produisent. Certes, il est plus difficile de changer de cap dans une démocratie que sous un régime où une seule personne prend les décisions importantes. Acemoglu invite les démocraties à cesser de s’appuyer sur un personnel politique déconnecté et sur une bureaucratie qui produit des technocrates sophistiqués mais enfermés dans des certitudes intangibles. Le changement qu’il appelle de ses vœux consiste à cesser de produire des politiques dont le but, souvent inavoué, est de servir les désirs des élites et des entreprises. Autrement dit, il s’agit de reconnaître que les citoyens ont de bonnes raisons de se sentir ignorés, voire méprisés. Ils peuvent se tromper de diagnostic et se laisser séduire par des populistes, parce qu’ils ont perdu confiance. La vraie question est de savoir si les élites seront capables de se ressaisir à temps, conclut Acemoglu. Son analyse suggère quelques observations qui semblent pertinentes pour la France, mais pas seulement.
Les extrémistes de gauche comme de droite dénoncent la globalisation. Ils ignorent à quel point la globalisation a réduit la pauvreté dans le monde, ils oublient à quel point elle nous a permis d’accéder à des produits et des services bon marché et diversifiés. Ce que perçoivent beaucoup de gens est différent. Ils voient des fermetures d’entreprises, le déclassement de quantités de professions et la rapide obsolescence de leurs compétences personnelles. Les extrémistes jouent sur ces perceptions quand ils proposent la déglobalisation, une solution simpliste et promise à l’échec. La bonne réponse est une globalisation maîtrisée, qui ne soit pas source d’inégalités.
Les profits des entreprises multinationales et les revenus obscènes de leurs dirigeants ne sont peut-être pas aussi importants qu’ils paraissent, mais ils sont très visibles et incompréhensibles au commun des mortels. La fiscalité est faite pour mettre un terme à ces dérives sans vraiment heurter la globalisation, mais elle est sous-utilisée parce que le pouvoir politique de ceux qui bénéficient de ces avantages est immense. Pourtant, des progrès sont en cours, comme l’accord international de taxation des entreprises, en voie d’adoption, qui devrait servir à forger un autre accord sur l’imposition des richesses, qui commence à être discuté. Il s’agit aussi de compenser les perdants de la globalisation, non pas en leur versant des allocations de chômage mais en leur offrant des dédommagements substantiels pour leur permettre de se retourner sans passer par la case chômage ou par le déclassement. Les revenus de nouvelles taxations devraient entièrement servir à financer ces dédommagements.
L’immigration est un autre sujet particulièrement sensible. Il ne sert à rien d’invoquer des justificatifs moraux pour faire la leçon à ceux qui en subissent, ou croient en subir, les conséquences. On se souvient de la sortie de Michel Rocard qui affirmait : « on ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». Que cette formule lui a été reprochée par les élites qui se veulent humanistes et pour qui le débat n’est toujours pas tranché ! Le succès de l’extrême droite a tranché.
La gauche au pouvoir au Danemark a mis en place une politique qui ne déplaît pas à son extrême droite. Trahison ? Voilà un exemple qui illustre parfaitement l’incompréhension des élites à l’égard des citoyens. Même si la xénophobie se cache en partie derrière le réalisme, même si on peut expliquer l‘immigration de masse par la chute démographique, et même si l’immigration crée plus de revenus qu’elle ne coûte, ces justifications ne sont pas acceptées par celles et ceux qui s’en estiment, à tort ou à raison, les victimes. On peut essayer de les convaincre qu’ils ont tort, mais si l’on échoue, en démocratie, il faut reconnaître ces angoisses et y répondre de manière tangible. Le succès de l’extrême droite s’appuie, en partie tout au moins, sur l’impression que les élites ne prennent pas vraiment au sérieux ces angoisses.
Derrière tout ça, c’est la question des inégalités qui pointe. Depuis quelques décennies, on a pensé cette question en termes de revenus. Le paradoxe est que la France est un des rares pays où les inégalités de revenus ont été contenues, voire réduites, mais c’est aussi en France que les extrémistes de gauche et de droite sont devenus la majorité. La question des inégalités est beaucoup plus vaste. Entre autres, elle comprend l’accès au logement, la qualité de l’éducation, la mobilité sociale, les relations d’autorités au travail et... l’écoute des gouvernants et des services publics.
La crise politique des démocraties n’est pas une remise en cause du système économique comme le prétend l’extrême gauche, ni un plaidoyer pour le nationalisme comme le prétend l’extrême droite. Elle reflète au mieux une perte de repères par les gouvernants et, au pire, une domination des intérêts particuliers des élites (personnel politique, entreprises, technocratie, syndicats de toutes sortes). Pour que la démocratie retrouve la confiance des citoyens, elle doit profiter à la majorité de la population et être plus égalitaire au sens le plus large et, pour cela démontrer qu’elle comprend les craintes telles qu’elles sont perçues, même si ces perceptions ne sont pas confirmées par les analyses subtiles qui informent les élites.
Vous avez apprécié cet article ?
Soutenez Telos en faisant un don
(et bénéficiez d'une réduction d'impôts de 66%)